Il est intéressant d’observer, quand on a découvert Terrence Malick avec ‘The tree of life’ et qu’on entame une démarche rétrospective pour découvrir sa filmographie antérieure que toutes les composantes de son art figuraient déjà dans ‘Les moissons du ciel’, même si ce dernier s’avère nettement moins expérimental que les films qu’il tourne depuis 2012. Le scénario témoigne même d’une certaine banalité : au début du 20ème siècle, Bill et Abby quittent la ville pour tenter leur chance au Texas en tant que saisonniers et se font passer pour frère et soeur, histoire de simplifier les choses. Bill persuade Abby de céder aux avances de leur employeur, amoureux d’elle mais atteint d’une maladie incurable, dans ce qui ressemble à un plan bien huilé...jusqu’à ce que, de part et d’autre, les sentiments s’en mêlent. Si le mélodrame est de facture classique, la manière de le mettre en scène l’est beaucoup moins, et témoigne de la forte personnalité de Terrence Malick, qui transforme chacun de ses films en objet d’art à part entière, quand bien même on peut estimer que certains d’entre eux sont d’un ennui insondable (‘To the wonder’ valait tous les sédatifs disponibles au marché noir). Le réalisateur ne s’est d’ailleurs jamais privé de capitaliser sur l’admiration suscitée par son travail auprès des critiques, en nimbant sa carrière d’un voile de mystère, en n’accordant des entretiens qu’au compte-goutte et ne s’étendant jamais sur sa méthode de travail, ses sources d’inspiration ou ses objectifs. D’ailleurs, très mécontent de l’accueil public tiède réservé aux ‘Moissons du ciel’ malgré les nombreux prix récoltés et l’enthousiasme de la critique, Malick disparut de la circulation pendant 20 ans jusqu’à son retour avec ‘La ligne rouge’ en 1999. Pour en revenir à ce qui a caractérisé de toute éternité la vision artistique de cette forte tête, on retrouve, dans le désordre, cette manière inimitable de filmer les êtres évoluant vers un objectif inconnu, en une succession rapide d’angles différents ; l’incontournable voix-off, plus explicite cette fois puisqu’il s’agit de celle de la petite soeur d’Abby qui décrit les tourments des adultes avec ses mots d’enfants ; et un panthéisme plus ou moins conscient qui le pousse à perpétuellement rechercher une logique d’interdépendance entre l’homme, en ce compris ce qu’il construit pour dominer son environnement, et la nature dans les plus infimes représentants de sa diversité. Pas plus qu’il ne se décide à traiter l’intime autrement qu’à travers de vastes scènes d’ensemble - il n’aime pas les plans rapprochés, ne sait pas quoi en faire - , Malick ne parvient pas à choisir entre sa vision mystique d’une nature où Dieu semble présent dans chaque brin d’herbe et son approche rigoureuse, quasi documentaire, des techniques agricoles et de la collectivité humaine. Surtout, on perçoit, un peu confusément parce que cela ne fait pas nécessairement partie du bagage culturel européen, que Malick se rattache à une tradition artistique intensément américaine, où voisinent les poèmes de Walt Whitman et les visions picturales d’Edward Hopper. ‘Les moissons du ciel’, au-delà de l’intérêt qu’il peut susciter pour son scénario ou ce qui gravite autour (et soyons sérieux, ce n’est pas le chef d’oeuvre du siècle à ce niveau), est un ‘beau’ film, un film somptueux même. Alors que d’ordinaire, on peut tabler sur une, dans le meilleur des cas deux ou trois scènes à même de vous laisser dans un état de stupeur émerveillée face à tant de ravissement esthétique ‘Les moissons du ciel’ s’adonne à un véritable tir de barrage et j’ai rapidement perdu le compte des moments où j’ai risqué un syndrome de Stendhal par écran interposé. Soucieux de coller à un contexte historique où la technologie n’en était qu’à ses balbutiements, Malick a choisi de tourner entièrement en lumière naturelle, et plus précisément à ‘l’heure bleue’, ce bref moment où le soleil a disparu derrière l’horizon et où ses ultimes rougeoiements colorent la terre d’un ocre qui contraste avec le bleu intense du crépuscule. Extase visuelle, lyrisme déchirant, synthèse exhaustive des talents d’un des derniers cinéastes du ‘Nouvel Hollywood’ encore actifs aujourd’hui pour un film qui, au final, ne m’a pas particulièrement intéressé pour ce qu’il avait à raconter : si je n’en suis tout de même pas à le considérer comme l’un des plus grands films américains de l’histoire (statut privilégié qu’il possède et dont, dans un certain sens, je peux accepter la logique), ‘Les moissons du ciel’ me semble néanmoins être un chef d’oeuvre plastique que toute personne devrait avoir vu au moins une fois dans sa vie.