Deuxième très bon film de Terrence Malick, qui pose sa caméra, après le couple Kit et Holly de La balade sauvage, sur un trio un peu inédit, un frère (Richard Gere, à qui Malick donne son premier vrai rôle), sa jeune soeur (Linda Manz), et la girlfriend du frère (Brooke Adams). Je ne nomme pas les personnages pour une raison, je crois, de fond, et qui ne m'est apparue qu'avec ce second film : Malick n'a pas besoin de prénoms, d'identifier ses personnages, parce que ce qu'il veut mettre en scène, ce ne sont pas tellement des individus, des âmes, des sujets, mais plutôt "des gens". Je ne serai pas loin de soutenir ça vigoureusement en effet : ce que Malick retient et veut faire passer à travers ses films, c'est de l'indéfini (à prendre au sens le plus cru, le plus simple et le plus immédiat, c'est-à-dire au sens de l'article indéfini, et là je crois qu'on est pas loin de Deleuze quand il parle "d'un" homme. Les personnages de Malick, dans ces Moissons du ciel, ne sont pas individualisés, ils sont inscrits dans un champ de forces, et, définis comme un certain quanta de forces eux-mêmes, jouent un drame ou une tragédie comme pourraient jouer des pions ou plutôt (si l'on veut conserver l'analogie avec les forces), des mouvements, des trajectoires. Je crois d'ailleurs (ça demanderait un examen poussé, approfondi, bref en profondeur) que jamais dans Les moissons du ciel les personnages ne sont appelés par leur prénom : ils sont "des" gens, ils sont les pièces "d'une" histoire. Autre argument allant en ce sens, c'est la voix off de la jeune soeur, qui scande les différentes péripéties du film, mais de manière lointaine, innocente, jouant presque le rôle d'une raison, d'un Logos universelles (on avait la même chose, d'ailleurs, dans La balade sauvage : c'est Holly qui racontait l'arrière-plan des aventures qu'elle était en train de vivre, mais comme de manière extérieure, comme innocence par rapport aux événements). Et cette sorte d'innocence enfantine, c'est aussi une manière de ne rien montrer que de l'indéfini ; presque une typologie des forces, une sorte de voix-off par-delà bien et mal qui ruine toute tentative de position individuelle, identitaire, personnelle.
Bref, un petit peu du film, quand même : qu'est-ce qu'on voit alors dans cette sorte de champ généralisé de forces, sans noms, sans identités ? Et bien, on voit de l'ambition, de la passion (mais le singulier est déjà une erreur : il s'agit des passions humaines, de leurs chocs, de leurs irruption). Et il s'agit de l'ambition du frère, sorte de Barry Lyndon (sorti deux trois années avant) auquel Malick fait subir l'inflexion suivante : le frère ne vise pas la jeune femme d'un vieux riche sur le point de rendre l'âme, mais demande à sa petite amie de s'acoquiner avec un riche fermier (mais jeune), malade sur le point de mourir, afin, là, c'est commun, de récupérer le fric et la gonzesse à la fin. Sauf que ça ne tourne évidemment pas comme il veut, puisque non seulement le riche fermier ne crève pas vite, mais il va d'autant mieux qu'il se marie avec la fille, qui vient petit à petit à l'aimer. De plus, pour continuer dans la descente aux enfers, le fermier s'aperçoit que les officiels frère et soeur sont officieusement bien davantage... Bref ça tourne mal, et même carrément mal à la fin, à la manière d'une vraie tragédie réussie. C'est pour ça (j'y reviens) que les personnages ne sont que des pions : c'est qu'il y a entre eux, donc, qui ne sont que des forces, et le destin général (sorte de supra-force), un lien d'homogénéité et de nécessité : Malick ne laisse à la liberté qu'une place infime, tout juste à même de fictionner le peuple et illusionner le spectateur.
Autre thème présent dans le film, comme d'ailleurs aussi dans La balade sauvage, c'est le thème de l'exil (exil texan, puisqu'à chaque fois, c'est au Texas ou à partir du Texas que ça se passe) : ces pions, ces groupements de force, eh bien ils dévient, ils glissent, ils sont fondamentalement des exilés (et on n'est pas loin de l'Exil, celui de Moïse, d'ailleurs, avec aussi, dans le film, ce je ne sais plus combientième fléau des sauterelles qui est mis en images dans une scène assez merveilleuse de beauté). Bref, comme Kit et Holly (où la parenté avec un exil dans le désert n'est pas loin non plus), les trois persos des Moissons du ciel sont en exil, livrés au déplacement nécessaire et quasi destinal d'eux-mêmes, avec l'horizon toujours reporté, toujours ruiné, de s'arrêter quelque part (le frère promet à un moment de se poser à Chicago, une fois que tout serait fini... mais ça finit pas comme ça...). Les trois personnages sont des forces nomades, comme les sauterelles, d'ailleurs.
La suite de la critique sur le Tching's ciné bien sûr (note du film : 17/20) :
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