Après l’insuccès de « Blonde Vénus », son quatrième film tourné avec Marlène Dietrich pour la Paramount en à peine deux ans, Josef von Sternberg se doute certainement que ses exigences et sa réputation de réalisateur tyrannique ne seront plus tolérées très longtemps au sein du studio. Incapable de se plier comme d’autres réalisateurs venus d’Europe Centrale à la ductilité exigée par le système hollywoodien crée par les nababs venus eux aussi d’Allemagne, d’Autriche ou de Hongrie, Sternberg décide de mener à son paroxysme sa démarche esthétique sur « L’impératrice rouge ». Un film dont la Paramount entend qu’il soit un contre-feu à « La reine Christine », de Robert Mamoulian, énorme succès, que la MGM vient de sortir avec Greta Garbo dans le rôle-titre. C’était mal connaître Sternberg que de s’imaginer qu’il allait pouvoir livrer une biographie historique certes esthétiquement soignée mais respectant avant tout les canons du genre en vigueur. Son obsession reste Marlène Dietrich qu’il a placée au centre de son art, faute de pouvoir jamais la conquérir complètement et dont il sent bien qu’elle n’est plus aussi docile, désireuse désormais de s’émanciper de son Pygmalion.
Avec le romancier américain Manuel Komroff, spécialiste de la Russie, il concocte un scénario très vaguement inspiré des carnets de Catherine II, impératrice de toutes les Russies de 1762 à 1796. Le film ne couvre en réalité que l’accession au pouvoir de celle qui n’étant encore que la princesse allemande Sophia Frederica, fût envoyée en Russie pour donner un fils à Pierre III, le neveu de l’impératrice Elizabeth Ière, dernière des Romanov de pure souche. C’est encore adolescents que Pierre et Catherine se marient en 1745. Et ce ne sera que 17 ans plus tard (en 1762) juste après la mort d’Elisabeth Ière que Catherine fomentera un coup d’État contre son époux, roi depuis seulement six mois. On le voit, Sternberg ne s’est pas embarrassé de vraisemblance historique, tronquant les âges respectifs et compressant la temporalité pour parvenir à ce qu’il voulait montrer de la formidable épopée de la jeune princesse allemande qui à force d’intelligence politique, d’abnégation, d’habileté manœuvrière mais aussi de frustration contenue et peut-être même d’esprit de revanche, parvint à régner sans partage sur l’immense territoire durant plus de trente ans.
Bizarrement, les raccourcis et chemins détournés empruntés par Sternberg, s’ils sont osés même pour le Hollywood de l’époque, rendent assez bien compte de l’audace de la jeune princesse, poussée par sa tante par alliance dans les bras d’un amant (le comte Sergei Saltykov) pour enfin lui donner ce fils tant espéré qui ne venait toujours pas après huit ans de mariage. La Russie que présente en entame Sternberg à l’aide d’images réellement horribles, décrivant très crûment la barbarie du pouvoir tsariste depuis Ivan le Terrible, fait contraste avec l’ambiance feutrée mais aussi étouffante dans laquelle évoluait jusqu'alors la jeune Sophia. Un empire russe, administré par une noblesse décadente et arriérée, au sein de laquelle règne une violence engendrée par la corruption et la trahison dont Sternberg, aidé du décorateur allemand Hans Dreier (l’architecture du palais) et du sculpteur suisse Pete Babusch (les statues difformes qui inondent l’écran), va s’évertuer à illustrer la démesure et l’extravagance.
Si Sternberg n’a jamais vraiment été un cinéaste politique, on peut penser qu’ayant passé sa jeunesse à Vienne dans ce qui était encore à l’époque l’empire Austro-Hongrois, souvent en délicatesse avec son grand voisin, la présentation sans concession qu’il fait de la Russie n’est pas sans rapport avec ses origines. Fort de toute son expérience, le grand réalisateur qui entend peut-être sonner au loin le glas qui mettra fin à son heure de gloire, va user de tout son savoir-faire pour parvenir à ce que Marlène et Catherine II ne fassent plus qu’une. Réputée comme une mangeuse d’hommes, l’impératrice russe fournit à Marlène le point d’ancrage idéal pour une interprétation dans la droite ligne de son parcours « sternbergien » tout comme en retour l'actrice pare Catherine de sa somptueuse beauté. Une fusion parfaitement réussie dont Sternberg tient peut-être à rappeler la réalité factice au moyen des nombreux voiles et tulles qu’il place devant le visage de Marlène. Les effets de style à connotation sexuelle sont multiples dont certains critiques de l’époque, peu de temps avant l’entrée en vigueur complète du Code Hays, ont jugé qu’ils étaient envahissants et outranciers. Dans un monde d’hommes Catherine comme Marlène en son temps ont compris que c’est en usant de la faiblesse consubstantielle à la nature de celui-ci que l’accession au pouvoir était possible. Absolument rien n’a été laissé au hasard par Sternberg, chaque détail faisant sens, permettant des revisites du film où l’œil pourra à nouveau être surpris ou émerveillé. Film féministe avant l’heure, qui n’avait pas chaussé les lourds sabots qui de nos jours en mutileraient gravement la portée. Un film réalisé par celui qui, avec Charlie Chaplin d’une autre manière, a permis à la magnificence atteinte par le cinéma muet du crépuscule de trouver son prolongement dans le cinéma parlant pour quelques très courtes années.
Désemparé après que son actrice fétiche l’eut abandonné et que la Paramount lui ait retiré sa confiance, Josef von Sternberg erra comme une âme en peine, ne parvenant à achever que cinq films en 22 ans pour finir par dispenser son savoir à l’Université de 1959 à 1963 (Jim Morrison et Ray Manzarek des Doors ont été ses élèves) avant de disparaître, un peu oublié en 1969. Le temps lui a heureusement rendu justice, ses sept films avec Marlène Dietrich, indissociables, figurent aujourd’hui au panthéon de la cinéphilie. Il ne faut pas oublier de saluer la performance de Sam Jaffe, tout simplement prodigieux en prince puis roi dégénéré au rictus permanent, caricature des ravages de la consanguinité, tour à tour pathétique, émouvant et cruel. Enfin, impossible de ne pas admirer la scène finale où Catherine tout de blanc vêtue, sabre au clair, gravit à cheval avec sa garde, les marches du palais royal au son de l’ouverture de « 1812 » de Tchaïchovski.