Lincoln semble presque un titre mensonger pour le nouveau film de Steven Spielberg pour lequel Slavery aurait été une appellation plus appropriée. En effet plutôt que de retranscrire le parcours de l'iconique Abraham Lincoln, le récit se focalise presque intégralement sur l'obstination acharnée du plus célèbre Président Américain dans sa lutte contre l'esclavage. Ce parti pris, qui pourrait être louable, est malheureusement la source de la principale lacune du film : avoir limiter considérablement son sujet. En ne s'intéressant qu'aux manipulations de Lincoln pour obtenir le soutien de ses opposants, à son dévouement presque héroïque dans son projet d'abolir l'esclavage, Steven Spielberg ne se focalise qu'à mettre en scène le mythe d'Abraham Lincoln, apparaissant sous les titres d'un politicien paternaliste et attachant gagnant irrémédiablement la loyauté de son entourage par sa solennité et son humour. Mais l'intérêt d'un biopic n'est pas de confronter le spectateur avec l'icône qu'il connait déjà mais de mettre en valeur l'individu, l'homme dont le parcours et la conviction ont forgés la personnalité fantasmée, et le Lincoln de Spielberg refuse malheureusement de laisser l'humain transparaître derrière le mythe.
Dans les 2h30 qui composent le récit, Abraham Lincoln est en permanence entouré de conseillers et de politiciens, son combat pour son 13ème amendement obnubile continuellement son discours et le film semble éviter à tout prix de rentrer dans l'intimité du politicien. Même sa relation conflictuelle avec sa compagne et son fils aîné n'a pour vocation que renforcer sa détermination politicienne mais jamais à montrer une autre facette plus humaine et simple de l'individu. Seule une violente dispute avec sa femme, l'une des scènes les plus émotionnellement fortes du film, ouvre brièvement la porte sur le potentiel narratif du film malheureusement inexploité. Bref Lincoln ne parle pas de Lincolm, qu'à cela ne tienne, le thème de l'esclavage est suffisamment riche pour nourrir un film. Mais à nouveau des questions de point de vue viennent ternir le propos. En choisissant de focaliser son attention sur les manipulations politiques de Washington, le film délaisse complètement la Guerre de Sécession dont la violence du conflit ne se perçoit qu'à travers la gravité du Président mais ne se traduit que très rarement visuellement à l'écran. Comble de l'ironie, la communauté noire, dont l'émancipation est pourtant le véritable sujet du film, est complètement délaissée et jamais le récit ne met en évidence la souffrance de ce peuple, que même Quentin Tarantino, malgré l'excentricité de son génial Djanjo Unchained, était récemment parvenu à retranscrire.
Mais assez parler de narration, Steven Spielberg demeure, n'en déplaise à ses détracteurs, un génie de la mise en scène qui n'aura cesser d'expérimenter les possibilités du cinéma à travers les multiples genres qu'il aura abordé. Malheureusement Lincoln se révèle également bien sage et timide en la matière. Si les cadres sont judicieusement choisis et le montage quasiment irréprochable, la caméra demeure désespérément fixe comme si Spielberg délaissait son audace habituelle pour s'effacer derrière son sujet. La réalisation de Lincoln est ainsi conformiste et proche du classicisme d'un Clint Eastwood (parfois de manière efficace), ce qui assurera à Spielberg le ralliement des critiques nombrilistes et sectaires qui avaient autrefois maudits son cinéma.
Toutefois malgré ses nombreuses lacunes, Lincoln ne peut certainement pas être qualifié d'ennuyeux. Le film peut en effet remercier son casting grandiose, mené magistralement par Daniel Day Lewis disparaissant complètement derrière le mythe qu'il incarne, et la direction artistique impressionnante dont il a bénéficié transportant immédiatement le spectateur quelques siècles en arrière. Spielberg lui même fait toujours preuve d'une maitrise indéniable dés qu'il s'agit d'instaurer du suspense ou d'intensifier l’héroïsme de ses personnages. Malheureusement, au delà de l'aspect conventionnel de sa mise en scène, Lincoln est surtout un film qui laissera le souvenir amer de s'être simplement intéressé à la surface du mythe qu'il matérialise. Il aurait pourtant suffi de gratter un peu cette surface pour exploiter le véritable potentiel de ce sujet.