Le projet était une des plus anciennes arlésiennes d’Hollywood. On aura donc attendu longtemps avant de voir le "Lincoln" de Steven Spielberg (sans Liam Neeson, initialement prévu mais avec Daniel Day-Lewis) mais il faut bien admettre que cette attente valait le coup… pour peu qu’on aime l’Histoire et les longs dialogues. Car, en décidant de se concentrer sur une période bien précise de la vie du Président américain (à savoir l’adoption du XIIIe amendement, abolissant l’esclavage), Spielberg a pris le risque de se perdre dans un film académique, voire encyclopédique, pas forcément inintéressant mais privé d’efficacité. Le risque était d’autant plus important que le réalisateur a fait le choix de se passer de scènes de bataille pour illustrer le Guerre de Sécession en cours. C’est dire si Spielberg a réussi un petit exploit en rendant passionnant les longues tractations politiques ayant mené à l’amendement, égratignant au passage l’image idéalisée qu’on peut avoir de l’abolition et de ses motivations. Car "Lincoln" met en avant les méthodes utilisées par le Président (corruptions des adversaires politiques qui se voient proposer des postes, mensonges sur les pourparlers en cours…) qui ne manqueront pas de déstabiliser les puristes mais qui apportent une consistance non négligeable au personnage et, surtout, qui donnent un véritable crédit au film. Il faut, néanmoins, rester modéré avec le traitement apporté par Spielberg car, bien qu’il dévoile une face un peu plus sombre du Président (beau parleur, manipulateur… bref, habile politique), il n’écorne pas franchement l’icône puisqu’il désamorce les méthodes utilisées par leur finalité, défendue avec vigueur par un Lincoln outré par le principe même de l’esclavage… faisant ainsi fi des motivations plus pragmatiques des Nordistes telles que l’effondrement de l’économie Sudiste, fondée sur l’esclavagisme (et qui est, malgré tout, évoquée). C’était sans doute trop demander pour un film de 2h30 consacré à l’une des plus grandes figures de l’Histoire Américaine et, au final, on en viendrait presque à ne pas le regretter. Car Spielberg démontre, une fois encore, toute l’étendue de son talent en désamorçant l’austérité qu’on pouvait légitimement craindre du propos (le film pourrait se résumer à une succession de débats houleux entre deux camps opposés) par une mise en scène d’une rare élégance mais également d’une étonnante efficacité. Le réalisateur a parfaitement su restituer l’ambiance des Etats-Unis du 19e siècle (les décors et les costumes sont impeccables) et est parvenu à retranscrire l’horreur de la guerre par le biais de deux courtes scènes terriblement évocatrices (le plan sur les soldats noyés dans la boue et celui du charnier pour les jambes coupées des amputés). Mais surtout, il a su magnifier chacune de ses scènes que ce soient les affrontements au Congrès, les tractations secrètes pour aboutir à l’adoption de l’amendement (les moments les plus légers du film) mais surtout les monologues de Lincoln restitués par le biais de superbes plans séquences. D’ailleurs, que serait le film sans la prestation, une nouvelle fois extraordinaire, du monstrueux Daniel Day-Lewis qui campe un Lincoln bluffant de ressemblance mais, surtout, gigantesque de charisme ? Armé de dialogues fantastiques et d’une malice de chaque instant (voir ses anecdotes qui peuvent paraitre futiles mais qui permettent au personnage de ne pas se prendre trop au sérieux et, ainsi, de le rendre plus accessible), l’acteur parvient encore à nous épater et devrait ajouter une nouvelle Oscar (mérité) à sa collection. Les seconds rôles réservent également quelques belles surprises, avec un Tommy Lee Jones fantastique en abolitionniste radical, une Sally Field formidable dans le rôle de la mal-aimée Mme Lincoln, l’excellent David Strathairn en strict conseiller, Peter McRobbie et Lee Pace et farouches opposants démocrates ou encore Joseph Gordon-Levitt en fils frondeur. Une mise en scène grandiose et une interprétation fantastique au service d’une des pages les plus importantes des USA ne pouvait donc faire qu’un grand film. Seul bémol : le film aurait dû s’achever sur l’adoption de l’amendement plutôt que sur l’assassinat du Président, sans grand intérêt au vu du sujet. S’il voulait à tout prix l’incorporer au fil, Spielberg aurait été plus inspiré de présenter cet assassinat en introduction. C’est sans doute le seul défaut du film, certes académique mais passionnant…