Grizzly Man est un objet (cinématographique ?) insaisissable où se mêlent inextricablement la prose parfois grotesque d'un individu en proie à la folie, et la poésie d'une fuite rédemptrice. Car il ne faut pas s'y tromper, l'objet c'est l'homme. Porté visuellement par le contraste entre l'immensité de l'Alaska et l'intimité des plans d'un univers sauvage, ce documentaire n'a d'autre sujet que son acteur/réalisateur Timothy Treadwell.
Destin extraordinaire que celui d'une « personne normale », moyenne même, qui prit dans la spirale de la dépression, la déprise de sa propre vie, embrasse une autre voie. Celle-ci le conduira à vivre pas moins de 13 ans dans le parc naturel du Katmai en Alaska auprès des grizzlis. Dans cette retraite « into the wild », Timothy Treadwell réalisera avec une minutie surprenante une série de documentaires dans lesquels il raconte son adaptation et sensibilise à la « cause » de ses amis grizzlis et renards. C'est bien à 1h40 d'immersion intense et privilégiée dans un espace où se fait rare la présence humaine, que convoque ce documentaire.
Personnage charismatique qui n'est pas sans évoquer le personnage des Racines du Ciel de Romain Gary, Morel, ardent défenseur des éléphants en Afrique, Timothy Treadwell est un homme qui par la puissance, la radicalité de son engagement à « protéger les grizzlis », a cette vertu de nous confronter au sens de nos existences. C'est là, me semble-t-il la force de ce reportage que de nous introduire dans l'âme tourmentée d'un laissé-pour-compte de la civilisation, d'une figure obscène de la société individualiste, de ce « monde d'individus » (c'est ainsi que la nomme Treadwell) qui trouve un refuge (rédempteur ?) dans ce que personne avant lui n'avait probablement réussi à faire : vivre sans armes auprès des bêtes parmi les plus dangereuses du règne animal. C'est au prix d'une espèce de renoncement à son humanité, ou pire, de son érection en « Ennemi » fantasmé de la cause animale, que Treadwell adopte ce choix de vie radical.
Mais voilà, l'ours n'est pas un animal de meute, encore moins un animal social. Là où Treadwell devait voir la reconnaissance et la tendresse de ses congénères, parions qu'il n'y avait qu'une « indifférence molle pour une vulgaire source de nourriture ».
C'est dévoré par ceux à qui il a tout sacrifié que s'achève la vie de Timothy Treadwell. Issue tragique, s'il en est, mais qu'importe, l'essentiel est ailleurs.
S'il dit « avoir trouvé une vie » auprès des grizzlis, s'il a sans doute vécu heureux, si plus fondamental encore il semble avoir ramené son quotidien à un sens auquel il semble avoir pleinement adhéré,
si en somme il est mort libre
, l'abandon de l'homme pour une image fantasmée de l'ours, en vaut-il la peine ? C'est toute la question que suggère en creux ce documentaire souvent poignant.