Lauréat du prestigieux Prix Louis Delluc 2007 (considéré comme le Goncourt du cinéma), La Graine et le mulet a également été présenté à la 64e Mostra de Venise en 2007, a reçu le prix spécial du Jury, ex-aequo avec I'm Not There de Todd Haynes. Chouchou des festivaliers, le film est également reparti avec le Prix de la Critique internationale et a valu à Hafsia Herzi le Prix Marcello-Mastroianni, qui récompense chaque année un jeune talent. Rappelons que La Faute à Voltaire, coup d'essai d'Abdellatif Kechiche, avait obtenu le Lion de l'Or de la Meilleure première oeuvre à Venise en 2000.
Abdellatif Kechiche avait rédigé la première version du scénario de La Graine et le mulet au milieu des années 90, avant d'écrire celui de La Faute à Voltaire, son premier long métrage, sorti en 2001. A cette époque, il pense confier le rôle principal du film à son père, les autres aux membres de sa famille, et tourner à Nice, sa ville natale. Mais il met ce projet de côté pour tourner La Faute à Voltaire (pour lequel il a obtenu une aide financière) puis L'Esquive (qui a suscité l'intérêt d'un producteur). Mais le père du cinéaste décède pendant le montage de L'Esquive. Lorsque Claude Berri lui fait part de son envie de produire La Graine et le mulet, Kechiche, qui ne veut plus tourner à Nice, doit trouver un acteur pour remplacer son père. Il engage alors Mustapha Adouani (qu'il avait dirigé dans son premier film), mais celui-ci tombe malade au bout de quelques mois de répétitions (il disparaîtra le 14 décembre 2006). Il a alors l'idée de contacter un ami et collègue de chantier de son père, Habib Boufares, et le film peut enfin entrer en phase de tournage au deuxième semestre de l'année 2005, à Sète.
Le cinéaste précise ses intentions : "Je suis parti d'un pur fantasme populaire, le genre d'histoires que l'on aime à raconter dans les cités, le mythe de ceux qui " s'en sont sortis ", autrement dit, qui ont échappé à l'esclavage moderne que représente une situation professionnelle précaire, en créant leur propre affaire ; pour le traiter avec une certaine ironie et la capacité à débrider le récit que permet le choix narratif du conte. Il s'agit donc d'un récit d'aventure, où la dimension humaine des personnages, même lorsqu'ils sont pris dans un groupe, ou une action forte, comme c'est le cas dans la précipitation dramatique de la seconde partie, tend à constituer le motif central. Et tout en m'astreignant à concentrer et à maintenir l'intérêt autour de cette action principale, à laquelle je tiens pour sa forte dimension euphorique et symbolique à la fois, il était important pour moi de laisser, paradoxalement, libre cours aux digressions qui pouvaient venir s'enchevêtrer dans le récit, comme autant d'escapades justifiées par le simple plaisir contemplatif des événements de la vie quotidienne de ce feuilleton familial."
Habib Boufares se souvient des circonstances dans lesquelles Abdellatif Kechiche lui a proposé le rôle : "J'aime beaucoup les films que Mustapha [Adouani, l'acteur tombé malade] a tournés, je suis un inconditionnel, alors quand Abdel est venu me proposer le rôle, j'étais sous le choc. Je connaissais bien son père, j'étais ami et je travaillais avec lui, mais j'ai refusé en lui disant : "Je travaille dans le bâtiment, j'aime bien regarder des films, mais je suis tout sauf comédien !". Abdel n'a pas lâché l'affaire et il a fini par me dire : "Ne t'inquiètes pas. Tu ne parles pas beaucoup dans la vie et ça tombe bien, Slimane non plus" (...) Je suis un immigré, j'ai 60 ans, j'ai toujours travaillé dehors dans le bâtiment, je suis père de cinq enfants, alors la vie de Slimane trouve beaucoup d'échos en moi, sauf que je ne suis pas divorcé.(rires)"
Si la plupart des comédiens principaux sont débutants, Abdellatif Kechiche a fait appel à l'une des révélations de L'Esquive, Sabrina Ouazani (elle y incarnait la bouillonnante Frida. On retrouve aussi dans La Graine et le mulet deux comédiens de La Faute à Voltaire, Olivier Loustau (qui apparaît également dans L'Esquive et l'ex-Deschiens Bruno Lochet. Signalons enfin l'apparition de la prof de français de L'Esquive, Carole Franck, qui incarne une des invitées du restaurant.
Avec ce film, le pari d'Abdellatif Kechiche était de faire coexister le social et le romanesque. "L'alliance entre la dimension romanesque, et le rendu des personnages et de leur environnement, est pour moi primordiale, car, d'une part, le milieu dépeint est celui auquel j'appartiens, donc je suis affectivement très impliqué, et d'autre part, parce que c'est aussi en réaction à des schémas encore trop souvent réducteurs, que je voulais représenter cette famille de " Français-Arabes " dans sa complexité, et investie dans l'ouverture d'un restaurant familial, donc tournée vers un avenir qui ne soit pas forcément synonyme de la négation de sa propre singularité. Faire le plaidoyer énergique et décomplexé du droit à la différence, sans pour autant tomber dans la stigmatisation méprisante et réductrice de la représentation exotique, constitue un double enjeu, essentiel, auquel mon regard affectivement investi me prédispose, je crois."
Habib Boufares et Hafsia Herzi ont chacun leur morceau de bravoure. Pour le comédien sexagénaire, c'est une longue séquence au cours de laquelle il doit courir, en pleine nuit. "Je devais courir de dix heures du soir à 5 heures du matin, pendant 15 jours, par -2 ou -3 degrés", racontait-il au micro d'AlloCiné. Pour la jeune actrice, c'est une scène de danse du ventre. "Juste avant de tourner cette scène, qui était l'une des dernières du plan de travail, je me suis fait mal à la cheville", se souvient-elle. "J'avais une atèle, c'était douloureux, on m'a proposé d'arrêter là, mais j'ai refusé : je ne pouvais pas avoir fait tout ce travail pour rien ! Le tournage de cette scène a duré cinq jours en tout, dont trois avec l'atèle. On commençait à 18h pour finir à 5h, et quand je rentrais le soir à l'hôtel, je m'écroulais. Je n'arrivais plus à marcher ; je suis même tombée dans les pommes quelques fois (...) Je fondais même sur place, donc il fallait que je mange la nuit pour que mon ventre soit raccord le lendemain (rires)." A noter que lors de son casting, la jeune comédienne avait menti en prétendant qu'elle faisait de la danse orientale : "Quand on m'a demandé de danser, je me suis enfoncée dans le mensonge et j'ai fait n'importe quoi !" Un mensonge qui ne l'a pas empêchée d'être engagée.
Le titre du film fait référence au couscous au poisson, la spécialité du restaurant que veut ouvrir Monsieur Beiji. Abdellatif Kechiche précise, à propos du mulet : "C'est un poisson auquel je pourrais presque m'identifier : il est têtu, il a cette capacité extraordinaire d'adaptation ; il peut vivre dans toutes les mers, et se contenter de peu. Les pêcheurs ont du mal à l'attraper parce qu'il saute à des hauteurs incroyables au dessus du filet. En somme, il ne se laisse pas faire ! Ça n'est que plus tard que j'ai pensé à un autre sens pour la graine : c'est le symbole même de l'idée, de quelque chose en germe qui est destiné à évoluer."
Bouraouia Marzouk interprète l'épouse de M. Beiji, qui prépare le couscous. L'actrice a elle-même a mis ses talents de cuisinière au service du film : "La scène du couscous a duré quinze jours. J'arrivais à 7h du matin, et jusqu'à 10h, j'étais la cuisinière et je faisais six couscous. A 10h, j'étais actrice pour la scène du repas dominical (...) Imaginez que pour la scène du buffet sur le bateau, j'ai préparé avec trois autres femmes le couscous, des salades énormes, des gâteaux pour cinq cent personnes ! Au départ, Abdel cherchait un traiteur, mais j'ai fini par tout faire." La jeune Hafsia Herzi confie, à propos d'une scène de repas : "(...) on a l'impression que j'adore ça, alors que je n'aime ni le couscous ni les légumes cuits. Je me suis vraiment forcée, je n'en pouvais plus (...)"
Abdelhamid Aktouche , venu au casting pour accompagner sa fille, a été surpris d'être choisi pour un rôle dans le film. Mais sa plus grande joie a été de pouvoir s'adonner à sa vraie passion : le luth. Lui qui pratique cet instrument depuis l'âge de 16 ans a pu en jouer dans une des scènes-clés du film, aux côtés de musiciens professionnels...
Dans une séquence de La Faute à Voltaire (le premier film de Kechiche , en 2000), Jallel (Sami Bouajila), vend un journal qui propose des places à tarif réduit pour un film intitulé... La graine et le mulet ! Il est vrai qu'à l'époque, le cinéaste avait déjà écrit le scénario de ce troisième opus...
Durant le tournage à Sète, Abdellatif Kechiche a reçu la visite d'Agnès Varda. La réalisatrice, qui passa son adolescence dans la ville portuaire et y tournera son premier long métrage en 1954, La Pointe courte, était venue au départ pour l'inauguration d'une école maternelle portant son nom...