Attention spoilers ! Après ma première vision de ce film, j'avais écrit une critique pour dire qu'il m'était passé au-dessus de la tête. Il est vrai qu' INLAND EMPIRE a tout du long-métrage imbitable : écrit en work-in-progress, filmé en DV (donc résolution misérable), et une durée de 3 heures ! Comme j'avais l'impression d'avoir loupé quelque chose, j'ai revu le film. Après 10 premières minutes particulièrement déstabilisantes (comme tout ce qui suit en fait) à base de noir & blanc, lapins dans une sitcom et péripatéticienne polonaise, l'intrigue (enfin, ce qu'on croit être l'intrigue) est lancée : une actrice perd progressivement ses repères entre la réalité et le film qu'elle est en train de tourner. Pendant une heure, je jubile : tout est clair ! Autant vous dire que si le reste du film était à la hauteur de son premier tiers, je lui aurais sans hésiter décerné la note maximale. Car David Lynch renouvelle la force qui avait fait tout le prix de Mulholland Drive : le vertige originel sous le masque de la complexité narrative. C'est cette apparente complexité qui permet au cinéaste de rendre fascinants ses close-ups et champs-contrechamps comme si c'était la première fois qu'on en voyait sur un écran. Ca c'est pendant une heure. Et ensuite, Laura Dern/Nikki Grace/Susan Blue (oui, on sait pas trop qui c'est en fait...), et le spectateur du même coup, perd pied. Lynch prend un malin plaisir à tout foutre en l'air, et surtout nos certitudes. Le film devient un effrayant tourbillon quasi-expérimental d'images-pulsions. Peut-être le film est-il trop long, et semble-t-il parfois en roue-libre (comme souvent chez Lynch, je pense surtout à Blue Velvet et Lost Highway qui commencent comme des chefs-d'oeuvre), il n'empêche qu'il procure un vertige de tous les instants, ainsi que la précieuse sensation de n'avoir jamais vu ça avant.
Ca, c'est la réception immédiate de l'oeuvre. Ce qui apparaît à la réflexion, c'est l'ambition du cinéaste. Lynch sort de sa plus grande réussite - Mulholland Drive, en apparence inégalable -, il s'est sûrement mis dans la tête de faire aussi bien, voire mieux. Il sait qu'il a atteint un sommet dans son oeuvre, alors il change tout (ou presque): exit Badalamenti, dont les bande-originales participaient beaucoup de l'ambiance lynchienne ; exit la pellicule, place à la DV, et du même coup, le glamour et le romantisme, qui donnaient tout leur charme à ses films les plus célèbres, s'envolent. Lynch a mis tout le monde d'accord avec Mulholland Drive, je pense qu'il a cru que ses fans le suivraient partout, et avec INLAND EMPIRE, il a pour ambition de concilier le cinéma dit "traditionnel" et l'expérimental (de fait, tous ses autres films ont l'air mainstream à côté d'IE !). La première heure - tout en étant quelque peu déstabilisante, en grande partie à cause de la DV - replace le spectateur dans un cadre connu : le tournage d'un film. Ensuite, le personnage de Laura Dern passe "de l'autre côté du miroir" et on bascule dans le jamais-vu. Pendant à peu près 1 heure et demie, le spectateur n'espère qu'une chose : que le film revienne à son postulat de départ somme toute assez confortable, ce que Lynch retarde le plus longtemps possible. Tout est fait pour que nous finissions par nous accomoder du chaos. Sous cet angle, il apparaît que Lynch a raté son coup, le film a été un flop commercial et beaucoup de ses fans ne l'ont pas suivi. Tant pis pour eux ! Je ne sais pas si INLAND EMPIRE est un film pleinement abouti, peut-être qu'une troisième vision me permettrait de le savoir, son ambition lui permet en tout cas d'être un film essentiel, incontournable et rare. C'est déjà énorme.
Justement, je l'ai revu une troisième fois, et je l'aime encore plus ! C'est fou comme ce film a l'air différent à chaque vision. L'oeuvre s'éclaircit de plus en plus mais préserve une part de mystère toujours aussi grande. Cette fois-ci, c'est le sujet du film (!) que je pense avoir enfin saisi : INLAND EMPIRE est une allégorie de l'épuration du spectateur par le spectacle. Que de spectacles dans ce film d'ailleurs : la musique (avec le vynile de l'ouverture), la sitcom de lapins, le tournage d'un film, le cirque ambulant que le mari intègre en quittant sa femme, la danseuse de la boîte de nuit, le cinéma où se rend Nikki après avoir joué la mort, et enfin le spectacle musical final du générique, tous ces spectacles apparaissant le plus souvent dans une télé, celle de la spectatrice polonaise éplorée, qui renvoie au spectateur face au film. Le "fantôme" que Sue/Nikki tue à la fin représente donc les péchés du spectateur, le mal à épurer ; en le tuant, Sue/Nikki (personnage de spectacle) libère la spectactrice polonaise de tous ses tourments, et celle-ci peut retrouver son mari et son fils dans l'allégresse. Car comprendre le sens du film permet aussi d'appréhender l'émotion qu'il génère, les 5 minutes qui précèdent le générique de fin rappellent beaucoup la fin de Mulholland Drive, où les visages radieux de Rita et Betty continuaient de flotter sur Hollywood. A la fin d'IE, on retrouve les prostituées polonaises, la voisine inquiétante, et Nikki/Sue, soit les personnages (imaginaires) qui nous ont accompagné pendant les 3 heures de cette épopée de l'intime (INLAND EMPIRE = empire intérieur) aux allures de home movie à l'ambition démesurée, et qui, au bout du couloir, donne envie de danser avec les prostituées et de chanter à tue-tête Sinnerman de Nina Simone. Film imparfait peut-être, mais film magique, ça c'est sûr.