En fonction des sensibilités, en fonction également du type de spectateur qu’on est, ‘Inland empire’ incarnera l’apothéose du cinéma de David Lynch, son aboutissement ultime...ou au contraire son point de rupture. Personne n’a vraiment compris ce dont il parlait, ni ceux qui souhaitaient à toute force parvenir à l’appréhender rationnellement, ni ceux qui avaient renoncé dès le départ à une idée aussi saugrenue et, de façon prévisible, le film a fait un four au box-office au point de pousser Lynch à mettre en sommeil son activité cinématographique et à s’intéresser à d’autres formes d’expression artistique. S’il n’y avait qu’une seule certitude à nourrir, c’est que ‘Inland empire’ n’est effectivement pas conçu pour “être compris�. Lynch ne l’avait pas écrit quand il l’a tourné, privilégiant une méthode de travail instinctive au jour le jour, et les acteurs n’avaient aucune vue d’ensemble du projet ou des personnages qu’ils étaient chargés d’incarner. En outre, le fait qu’il soit tourné avec une caméra digitale, instrument de prédilection des images dépourvues de noblesse (comprenez “non liées au 7ème art�), comme la pornographie ou les vidéos familiales, offre une preuve supplémentaire de la démarche d’un auteur qui se positionne en porte-à-faux d’une vision du cinéma en tant que manière de raconter et de mettre en images une histoire : chez Lynch, réalisateur cryptique et complexe, l’expérimentation, et le concept primeront toujours sur toute définition trop restrictive. Pourtant, même dans le cas d’une production d’un abord aussi rude que ‘Lost highway’, les artifices de mise en scène utilisés par le réalisateur, qu’il s’agisse de la relecture du récit suite à un changement de point de vue inexpliqué, de la mise en abîme de la trame principale, de la confusion (plus ou moins) savamment entretenue entre fiction et réalité ou de l’interchangeabilité des personnages, permettaient sinon de comprendre le fin mot de l’histoire, en tout cas de se livrer à diverses interprétations. Cette fois, ce qu’on pourrait considérer comme un îlot de stabilité auquel se raccrocher, l’histoire d’une actrice qui tourne un film et commence à vivre d’étranges phénomènes où se confondent réalité et fiction, ne fait pas illusion bien longtemps : Dans ‘Inland empire’, Lynch revient à la logique, ou plutôt à l’absence de logique qui caractérisait le fondateur ‘Eraserhead’ : une sorte de Flux de conscience cinématographique, qui traduit en images un processus d’expression entropique non assujetti à la moindre discipline mentale. Ultime concession - qui n’en est peut-être pas une...ou en tout cas pas consciemment - aux défenseurs de la vision traditionnelle et majoritaire du cinéma, on n’aura aucun mal à y retrouver des lambeaux familiers de l’univers du réalisateur, ses considérations sur le processus créatif et le show-business, ses astuces stylistiques pour battre en brèche les codes limitatifs du cinéma mainstream ou ces portraits de femmes fortes, sensuelles et en même temps soumises à la violence et à l’arbitraire masculins. Les cartésiens chercheront pourtant en vain à conférer une logique et une causalité aux événements, et à relier la réalité, la fiction, la réalité de la fiction (celle-ci constituant matériau de base du cinéma) et la fiction de la réalité (fictionnaliser la réalité n’en crée pas moins une nouvelle réalité). Ce faisant, ils commenceront à guetter le vertige existentiel qui ne devrait pas manquer de les saisir lorsqu’ils penseront toucher du doigt les implications métaphysiques du scénario...alors que le film fonctionne simplement par association d’idées, peu importe la manière dont s’associent ces idées : par exemple, ce tournevis, qui aurait servi d’arme du crime à la femme interrogée par la police, se retrouvera mystérieusement planté dans son propre flanc, avant d’être évoqué par une autre femme qui relate de douloureuses expériences passées ou se retrouver dans la main de l’actrice...à moins que ce ne soit dans celle du personnage qu’elle incarne : cette présence dans de multiples dimensions de réalité d’un objet aussi aisément identifiable a certainement un sens...mais ce n’est pas pour autant qu’elle obéit à de quelconques raisons. On pourrait imaginer que ‘Inland empire’ fonctionne comme une toile d’araignée, un ensemble de fragments qu’il est certes possible de relier de plusieurs manières mais qui, à la fin, ne présentent pas pour autant une figure aisément compréhensible, ou comme un ensemble de “trous de ver� cinématographiques, qui s’ouvrent quelque part et aboutissent n’importe où, dans un lieu et un temps totalement différents. Le pire, c’est que cette absence de clarté et cette esthétique roturière sont loin de rendre la séance aussi ennuyeuse qu’on pourrait le penser, et cela ne tient pas qu’à la volonté de vouloir résoudre à tout prix un puzzle dont il manque la moitié des pièces...qui proviennent par ailleurs de plusieurs boîtes différentes. Au moins, entre les admirateurs transis et les sceptiques, tout le monde s’accordera sur le fait que ce “Saint-Graal lynchien� est l’oeuvre d’un génie, que ce soit dans l’art de la réalisation ou dans celui de la mystification...