Chaque nuit Doug Quaid rêve qu'il explore Mars, aux côtés d'une belle inconnue. Le même rêve se transformant en cauchemar effroyable lorsque Quaid fait une chute mortelle dans un ravin, brisant son scaphandre et menaçant d'exploser sous l'effet de la décompression. Pourtant ce brave ouvrier à la vie terrestre bien tranquille sait pertinemment qu'il n'a jamais mis les pieds sur la planète rouge.
Dans cette société future, Mars a été colonisée pour son turbinium, un précieux minerai alimentant en énergie toutes les colonies du système solaire, et la planète subit le régime tyrannique instauré par Vilos Cohaagen qui maintient son pouvoir en surtaxant le prix de l'air. Une guerre civile fait rage entre les troupes du dictateur et une faction de rebelles dirigés par le mystérieux Kuato.
Alors que son épouse, Lori, s'inquiète de plus en plus de son obsession pour Mars, Quaid décide un jour de se rendre chez Rekall Inc., une agence qui propose à ses clients des souvenirs de voyages spatiaux factices en lieu et place de véritables expériences touristiques. D'abord réticent, Quaid opte finalement pour un implant mémoriel censé faire de lui un agent dormant des services secrets martiens et futur libérateur du peuple opprimé par Cohaagen. Mais au moment de l'implantation, une mémoire résiduelle profonde semble se réveiller en lui. Terrifiés par son attitude et les répercussions possibles de leur bourde, les employés de Rekall renvoient Quaid inconscient chez lui à bord d'un taxi. Mais en apprenant qu'il est allé chez Rekall, ses proches essaient de le tuer...
C'est durant les années 70 que le scénariste Ronald Shusset tombe sur la nouvelle We can remember it for you wholesale (Souvenirs à vendre en VF) de l'écrivain Philip K. Dick. Encore méconnu dans le milieu littéraire, l'écrivain a imaginé cette histoire où un quidam d'une société future découvre qu'il est un ancien agent des services secrets martiens dont la mémoire a été effacée par ses employeurs. Sans être un des meilleurs récits de son auteur, cette nouvelle comporte néanmoins à elle-seule toutes les marottes de Dick : le questionnement sur la réalité et sur l'identité, la tendance schizophrène et paranoïaque d'un protagoniste doutant de tout ce qui l'entoure, la logique comploteuse d'une société futuriste rendue inhumaine par la manipulation politique. En tout cas, Shusset y voit un énorme potentiel et achète les droits de sa nouvelle à Dick pour la somme dérisoire de 1000 dollars. Bien entendu, l'auteur d'Ubik et du Maître du haut château était alors loin d'imaginer que son oeuvre nourrirait régulièrement le cinéma de SF vingt ans plus tard et inspirerait bon nombre de cinéastes et d'autres écrivains.
A partir de cette brève nouvelle de vingt pages, Shusset élabore un scénario ambitieux, confiant d'ailleurs l'écriture d'un second traitement à son ami Dan O'Bannon, alors scénariste au chômage, à deux doigts d'écrire le script d'Alien qui le rendra célèbre quelques années plus tard. A l'inverse de la nouvelle originale, dont toute l'intrigue se déroulait sur Terre, les deux scénaristes délocalisent une partie de l'action sur Mars et ponctuent leur scénario d'éléments SF particulièrement spectaculaires et ambitieux. Le script fait alors la tournée des tiroirs de producteurs jusqu'à taper dans l'oeil du producteur Dino de Laurentiis qui en achète les droits pour 300 000 dollars (on est alors loin des 1000 dollars cédés à Dick pour son histoire).
En 1982, le Blade Runner de Ridley Scott impressionne bon nombre de producteurs et donne une certaine valeur marchande à l'oeuvre de Dick (mort la même année), ce qui encourage De Laurentiis à envisager au plus vite cette adaptation de Souvenirs à vendre. Entretemps, la star du film d'action, Schwarzenegger tombe lui aussi sur le script d'O'Bannon et Shusset et y décèle tout le potentiel d'un formidable film de genre. Très enthousiaste, Schwarzenegger manifeste son intérêt auprès De Laurentiis et cherche à en interpréter le rôle principal. Mais les relations entre les deux hommes ne sont pas au beau fixe depuis leur collaboration houleuse sur le diptyque Conan et Kalidor, Schwarzenegger ayant ouvertement critiqué l'attitude malhonnête du producteur qui se servit sans son accord de son image pour la promotion de Kalidor en 1984. De Laurentiis n'envisage absolument pas la star musculeuse dans le rôle de Quaid et, fidèle à la vision de Dick, pense plutôt à un "vrai" acteur au physique plus passe-partout, Richard Dreyfuss ou même Patrick Swayze. Pour dévier l'attention de la star autrichienne avec qui il est toujours engagé, De Laurentiis lui confie le premier rôle du film Le Contrat, un polar néo-noir mollasson, réalisé par le tâcheron John Irving. Mais Schwarzenegger n'a pas dit son dernier mot.
Impressionné par Scanners, Dino de Laurentiis contacte alors David Cronenberg et l'engage pour assurer la réalisation de cette virée martienne. Le cinéaste canadien accepte dans la mesure où le propos de l'histoire s'accorde quelque peu avec ses sujets de prédilection, la schizophrénie et la métamorphose morale dans une "Nouvelle chair". Cependant, Cronenberg reste insatisfait de la fin du scénario qui se finit de manière trop classique. Il apporte l'idée des mutants médiums aux physiques monstrueux quand Shusset, lui, imagine une prophétie faisant de Quaid l'élu censé libérer Mars du joug dictatorial. Enthousiasmé par ses modifications, De Laurentiis lance la pré-production du film qui dure quelques mois dans ses studios australiens avant de tout stopper subitement. Les échecs successifs de King Kong 2, Maximum overdrive et surtout Dune obligent le producteur à renoncer à certains de ses projets trop coûteux. Le "film sur Mars" en fera partie et son script est finalement vendu aux enchères.
Ayant connaissance de ces événements, Schwarzenegger se jette sur l'occasion et convainc Mario Kassar, son producteur sur Double détente, d'acheter les droits du script pour lui. Ce que fait Kassar, sous la bannière de sa société Carolco. Cronenberg est à nouveau contacté mais, déçu de l'orientation actioner du projet et déjà investi sur son Faux-semblants, décline l'offre (il trouvera une histoire à la thématique sensiblement proche, 15 ans plus tard avec A History of violence). Ce qui ne décourage pas la star autrichienne qui sait d'ores-et-déjà qui il veut pour réaliser le film. Impressionné par l'ironie et la violence décomplexée de Robocop, Schwarzenegger contacte alors Paul Verhoeven, le séduit par sa vision du projet et lui en propose la réalisation.
Ne s'étant jamais caché de son peu d'intérêt pour la SF, Verhoeven accepte, non pas par intégrité artistique mais sur les conseils de son entourage qui sait à quel point la réalisation de ce second film à grand spectacle propulserait le cinéaste au premier rang des valeurs sures hollywoodiennes.
Retitré Total Recall, le scénario est alors finalisé par Shusset et la production est lancée, une grande partie du tournage se déroulant à Mexico. Budgétée à 65 millions de dollars (une somme étonnante au vu de l'ampleur de l'intrigue), la production n'est pas de tout repos mais bénéficie de la participation de techniciens et d'artistes de talent (le chef opérateur Jost Vacano, le monteur Frank J. Urioste, le chef décorateur William Sandell, le designer Ron Cobb, l'acteur Ronny Cox et le spécialiste en effets spéciaux Rob Bottin) qui, pour la plupart, avaient déjà travaillé avec Verhoeven sur Robocop (à part Ron Cobb). Basil Poledouris s'étant engagé sur un autre projet, Jerry Goldsmith compose le score du film. Le thème d'ouverture, emprunte ainsi beaucoup au thème de Conan (composé par Poledouris), ce qu'on peut voir comme un malicieux pied de nez de Schwarzenegger à De Laurentiis qui aura toujours refusé que sa star de Conan soit associée au projet.
Le film sort en le 1er juin 1990 et remporte un immense succès en salles, confirmant à Schwarzenegger, un an avant Terminator 2, son statut de star du box-office tout en propulsant la carrière hollywoodienne de son réalisateur.
Aujourd'hui, Total Recall reste un classique incontournable du cinéma de science-fiction, en plus d'être un formidable film d'action. Un pur produit calibré Schwarzenegger, entre violence et punchlines humoristiques, qui bénéficie pourtant de la personnalité de son illustre réalisateur pour se distinguer des simples productions formatées et démodées de l'époque. Très loin d'un Running Man à la mise en scène résolument 80's, Total Recall reste un film intemporel, toujours aussi réjouissant à regarder, trente ans après sa sortie. Engagé pour son irrévérence coutumière et son usage de la violence graphique et débridée, Verhoeven s'acquittait de sa tâche avec tous les honneurs, réussissant presque à transformer un pur produit de commande en véritable oeuvre d'auteur. Il suffit de voir comment le réalisateur y injecte plusieurs de ses marottes (érotisme vicieux et femmes fatales, jalousie meurtrière et relation adultère, corruption de la chair, figure messianique et perceptions hallucinées) tout en y proposant une pertinente réflexion sur la violence, déjà au centre de son chef d'oeuvre de 1987, Robocop. Coutumier de l'exercice satirique, Verhoeven se plait à filmer un protagoniste cerné par les médias propagandistes et les réclames publicitaires qui semblent d'ailleurs conditionner ses choix à venir (Quaid se rend chez Rekall parce qu'il en a vu la pub dans le métro, puis il prend une navette pour Mars après en avoir vu une réclame). Le cinéaste transforme la planète Mars en une sorte de purgatoire emprisonnant ses habitants sous la dictature étouffante de Vilos Cohaagen, véritable caricature de l'affairiste véreux des 80's.
L'ironie au centre de l'oeuvre de Verhoeven lui permet ici de jeter un regard acerbe sur une société déshumanisée, peuplée de commerciaux obséquieux, de taxis robots cyniques et d'agents traîtres et dormants. Mais son propos est moins radical et corrosif que dans Robocop et cède plus facilement au cahier des charges imposé par sa star qui n'oublie jamais de vouloir divertir ses fans avant toute chose. Conditionné par la personnalité haute en couleur de son réalisateur, Total Recall est aussi un film de Schwarzenegger, et si l'acteur dit s'être laissé dirigé par Verhoeven et que celui-ci lui a confié pas mal de lignes de dialogue (jamais Schwarzy n'avait encore eu autant de répliques), il n'en a pas pour autant l'intention d'oublier son image de star. Non pas que Schwarzenegger ait besoin à nouveau de montrer ses muscles à tout bout de champ, l'acteur ne portant ici que des fringues qui ne mettent pas vraiment sa musculature en valeur (à part la scène du chantier). Mais Doug Quaid illustre à merveille la philosophie de self-made man de l'acteur et sa quête de réussite. Au début du film son personnage lance à celui de Sharon Stone qu'une vie tranquille ne lui suffit pas, "au fond de lui il aspire à autre chose, il veut être quelqu'un". Soit tout ce qui a motivé la vie de la star autrichienne, dès son arrivée aux Etats-Unis, devenir un champion puis une star de cinéma et enfin un politicien influent.
Mais Total Recall a beau refléter la personnalité exigeante de sa star et porter la signature de son cinéaste, son scénario n'en reste pas moins fidèle aux questionnements qui émaillent toute l'oeuvre de Philip K. Dick. S'il est loin de ressembler au Doug Quaid d'origine, que Dick décrivait dans sa nouvelle comme un petit homme banal et insoupçonnable, le héros campé par Schwarzenegger n'en garde pas moins un parcours essentiellement dickien. Ainsi dès les premières minutes de film, tout l'entourage de Quaid semble suspect. Regards inquiets et soupçonneux sont adressés au héros quand celui-ci a le dos tourné et il devient rapidement évident pour le spectateur que quelque-chose se trame à l'insu de Quaid. Insatisfait par sa vie "ordinaire" et la proximité d'une épouse magnifique mais qu'il semble ne pas aimer, Quaid va très vite chercher par lui-même un moyen d'échapper à cette réalité, en se rendant dans les locaux de Rekall Inc. pour se payer les souvenirs factices d'un voyage sur Mars, planète qui le hante au-delà du raisonnable. A partir de là, l'intrigue bascule et il devient difficile de démêler le vrai du faux dans les aventures vécues par Quaid. Verhoeven va habilement maintenir le mystère autour de l'intrigue en prenant soin de ne jamais révéler s'il s'agit d'un rêve de Quaid ou de la réalité. Plusieurs éléments parlent en faveur du rêve : le commercial Bob McClane de chez Rekall qui spoile toute la suite de l'intrigue en vendant son produit à Quaid, le visage de Melina entrevu sur la base de données de Rekall, l'intervention du docteur Edgemar dans la chambre d'hôtel martien (qui spoile lui aussi la suite de l'intrigue), le fameux fondu au blanc concluant le film. A contrario, plusieurs éléments semblent contredire la thèse que Quaid fait un simple rêve : le réveil d'Hauser lors de l'implantation chez Rekall et le dialogue qui s'ensuit alors que Quaid est inconscient semble prendre parti pour un point de vue omniscient révélant au spectateur la teneur du complot se refermant sur Quaid. De même, la fameuse goutte de sueur dégoulinant sur le visage tendu du docteur Edgemar semblerait indiquer la réalité des événements vécus par Quaid. Conscient que son film gagne clairement à alterner ces deux niveaux d'interprétation, Verhoeven préfère conserver le mystère et conclure sur un happy end trop parfait, un fondu au blanc et le score mystérieux de Goldsmith se chargeant de maintenir le questionnement en suspens. Par ce parti-pris, Verhoeven rend ainsi parfaitement justice à l'oeuvre initiale de Dick, et ce même si la résolution de la nouvelle était très différente.
Il convient d'ailleurs à ce stade de souligner à nouveau la principale différence entre le récit de Dick et le film qui en a été adapté. Chez Dick, toute l'intrigue se déroulait sur Terre et le passé martien de Quaid n'y était qu'évoqué. Quand Hollywood s'empare de l'histoire, c'est bien entendu pour proposer un contexte plus spectaculaire. Ainsi, Total Recall se pose avant tout comme la formalisation d'un vieux rêve de l'humanité, aussi vieux qu'Edgar Rice Burrough et de son John Carter : celle d'atteindre et de vivre sur Mars. En cela, Verhoeven livrait ici des images aussi fantasmées qu'inédites de la planète rouge, magnifiant chaque paysage martien par des parti-pris stylistiques impressionnants. La caméra du réalisateur se fait ainsi systématiquement aérienne lorsqu'il filme les superbes maquettes et matte-paintings figurant les monts et vallées martiens. La musique de Goldsmith souligne d'ailleurs à merveille la magie visuelle de chacune de ces excursions martiennes à travers des nappes de synthé futuristes, très loin de sa partition opératique pour Alien. Toujours prompt à choquer le spectateur, Verhoeven s'amuse rapidement à dévoiler la dangerosité de la vie martienne via cette première séquence cauchemardesque où l'image, proprement horrifique, de la décompression monstrueuse de Schwarzenegger (où les yeux et la langue lui sortent progressivement du crâne) succède à la vision idyllique d'un couple amoureux et serein, qui s'abandonne quelques secondes dans la contemplation d'un paysage martien. Une manière comme une autre d'annoncer la couleur (évidemment rouge) à travers le formidable travail de Rob Bottin, cador des effets animatroniques de l'époque (Hurlements, The Thing, Legend). Tout comme Robocop, Total Recall sera un actioner de SF à prédominance horrifique, où les impacts de balles déchirent facilement les corps, où les colons martiens cachent d'horribles excroissances mutantes et où les humains implosent quand ils sont exposés à la décompression. Cette vision de SF horrifique originale, bien qu'un rien grotesque, placera toujours Total Recall sur un certain piédestal parmi les films se déroulant sur Mars, le film de Verhoeven restant toujours inégalé dans le genre, trente ans après sa sortie. Même en matière d'effets spéciaux, les formidables visions futuristes du film surpassent encore n'importe quel CGI, non pas qu'elles font toujours illusion aujourd'hui, mais parce qu'elles bénéficient de l'approche résolument impressionniste de Verhoeven (voir ces deux formidables plan-séquences, celle du train filant dans le paysage martien et celle révélant l'immense réacteur stellaire). En 1990, Total Recall se situait d'ailleurs au carrefour de l'histoire des effets spéciaux, il est le dernier blockbuster hollywoodien usant des SFX à l'ancienne (animatroniques, maquettes et matte-paintings), alors que se profilait déjà l'ère de l'animation numérique via les expérimentations de James Cameron sur Abyss et T2 et le travail d'ILM sur Jurassic Park. La seule révolution notable en la matière dans ce film, au-delà de toutes ces visions amoureusement préparées par Bottin et Alex Funke (responsable des miniatures), réside dans la séquence culte du passage par le portique à rayons X où l'animateur Tim McGovern avait décomposé les gestes de Schwarzenegger en figurant son squelette en mouvement derrière une vitre sans teint. Un morceau de bravoure depuis passé à la postérité et qui permit au film de décrocher le Saturn Awards des meilleurs effets spéciaux, en 1991.
Témoin remarquable d'une époque hollywoodienne en pleine mutation, Total Recall reste encore aujourd'hui un sommet insurpassable de la science-fiction cinématographique. Au plus haut de sa carrière, Paul Verhoeven réussissait à rendre justice à l'oeuvre de Philip K.Dick, tout en offrant à sa star autrichienne un des films les plus réussis de sa carrière. Alignant alors les blockbusters, Schwarzenegger cherchera d'ailleurs plus tard à en dupliquer la formule (le médiocre A l'aube du sixième jour), ainsi qu'à collaborer à nouveau avec Verhoeven (le mythique projet Crusaders), sans succès. Vingt ans après la sortie de Total Recall, le tâcheron Len Wiseman en proposera un remake inutile, ennuyeux au possible et filmé sans le moindre génie. Le hollandais violent, lui, aura toujours beau dire ne pas porter la SF dans son coeur, il reviendra au genre huit ans plus tard avec le génial Starship Troopers, concluant au passage une trilogie futuriste initiée par son chef d'oeuvre Robocop, et dont Total Recall s'impose aujourd'hui comme l'opus le plus emblématique.