Excellent film de Gaspar Noé, qui entreprend ici, après des histoires de vengeance immorales, du boucher violent et sanglant (Carne et Seul contre tous), et du couple Cassel/Bellucci emporté dans une spirale temporelle, infernale et magique (Irréversible), de traiter, dans un style beaucoup plus contemplatif et hallucinatoire, la transmigration de l'esprit d'Oscar (Nathaniel Brown), jeune et petit dealer exilé à Tokyo, subissant, à la suite d'une grosse balance d'un de ses "potes-clients", Victor, et d'un "traquenard" organisé par les flics, le coup pour le moins funeste d'une balle dans le corps. A partir de ce meurtre ou d'apparence de meurtre (le film ne décide pas, et c'est tant mieux), la caméra va suivre les pérégrinations fantasmagoriques de l'esprit d'Oscar, qui voit la mort de son corps, qui croit la mort de son corps, et qui, persuadé d'une espèce de croyance transmigrative de l'âme après la mort, cherche les signes, les traces, la validation de ce mythe qu'il vient de lire dans Le livre des Morts Tibétain, espèce de corpus bouddhique à l'origine de son grand trip (à mettre en parallèle avec le livre que Bellucci tient à la fin d'Irréversible, je ne me rappelle plus bien, mais un rapport avec le chaos ou le temps, bref), prêté et expliqué par un autre de ses potes, Alex (Cyril Roy). Bref, désincarnation, résurrection, réincarnation, quasi-substitution à Dieu : l'esprit d'Oscar devient ab-solu. L'ingéniosité et l'idée incroyable de Noé, je trouve, consiste à identifier sa caméra à la perception d'Oscar : jusqu'à son accident, vision subjective classique, puis en retrait du crâne, puis, à partir de l'accident, une sorte de vision omnipotente, non pas tellement panoptique (pouvant idéalement tout voir d'un seul point et en un même instant) mais circulante, courant à travers les murs et les immeubles, traversant les rues de Tokyo et les pièces de chaque bâtiment. L'âme d'Oscar, comme la caméra de Noé, se fait électricité, force ondulatoire, spectrale : la conscience d'Oscar n'est plus qu'un fantôme dans le monde, glissant alors sur l'espace désormais transparent et homogène comme dans un rêve, selon en tous les cas la même nécessité qu'un rêve.
Et comme dans un rêve, tout arrive nécessairement selon le plus désarçonnant des hasards : il y a, comme dans un scénario, des personnages principaux dont le comportement s'égale à un caractère : Victor et son repentir, la mère de Victor avec qui l'on sait qu'Oscar couchait, Alex contraint à fuir la police dans la solitude obscure des ruelles de Tokyo, et surtout, surtout, Linda (Paz de la Huerta), sa soeur, anéantie par sa mort. Seulement on voit bien toute la complexité de la chose : Linda, à proprement parler, n'est pas anéantie : la Linda anéantie est telle que la voit Oscar à travers sa conscience égarée, par conséquent la Linda anéantie est la Linda voulue, désirée, exigée par l'inconscient d'Oscar. Si bien qu'il y a beaucoup plus de sensualité, de désir, de convoitise que de tristesse. L'un des thèmes principaux d'Enter the void est l'inceste : l'esprit d'Oscar n'a jamais oublié l'image de sa mère se faisant... prendre par son père quand lui était gosse alors qu'il l'aimait profondément - physiquement, cela s'entend -. Par suite, l'esprit d'Oscar a projeté ce manque sur la mère de Victor, et fait enfin sur Linda qui devient comme sa nouvelle mère. Dans toutes ces scènes gênantes que Noé prend un malin plaisir à nous infliger le plus ostensiblement possible, c'est l'ombre de la mère qui agit, c'est son amour perdu qu'Oscar tente de retrouver (jusqu'à rêver de renaître des flancs de sa soeur...). Bon on devine dans tous ces thèmes du freudisme bon marché, mais Noé a le mérite de ne jamais s'appesantir dessus, de ne jamais prendre ça au sérieux, comme s'il décrivait, ou dérivait, mais n'y croyait pas lui-même, bref comme s'il rêvait lui-même.
Ce qui importe dans Enter the Void, c'est moins la tristesse de la mort que la vie malgré la mort, la vie en dépit de la mort. Et pour ça Noé se sert de deux expédients : le premier, de fond, c'est le pacte de sang que Linda et Oscar se font, tout jeunes, à la mort de leurs parents, jurant de ne jamais se séparer : une manière d'insérer une promesse, une attache temporelle, une continuité dans Enter the Void, qui n'emprunte jamais à l'irrationalisme le plus débordant - sans quoi le spectateur lâcherait bien vite - mais qui demeure toujours lié, comme en son centre, par la fermeté intenable et impossible de ce pacte (lui-même conclu dans l'enfance et devant se poursuivre jusqu'à la mort et même au-delà). Le pacte de sang, c'est la vie qui persiste, comme reste, comme irréductibilité. Le second expédient, c'est la forme du film : épileptique, saccadée, sauvage, colorée, bariolée, toujours en excès par rapport au fond. Sous couvert d'une mort incertaine, indécise, Noé décide de prendre le parti de l'expérimental...
La critique complète sur le Tching's Ciné bien sûr (note finale 18/20) :
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