Véritable peinture du milieu portuaire telle qu’Émile Zola aurait pu le faire quelques décennies auparavant, le film d’Ingmar Bergman brosse un portrait de femme magnifique qui parvient à sublimer les creux, à transcender les failles d’une existence arrimée à l’oppression qu’une société malade fait peser sur elle. Nul misérabilisme ici, seulement la rencontre de deux cœurs qui tenteront de s’apprivoiser pour, à terme, reconnaître que l’horreur est plus facilement acceptable si elle est vécue à deux. Ou comment revisiter le traditionnel happy end du drame romantique. Car romantique, Ville Portuaire l’est profondément. Mais c’est un romantisme noir, gorgé de douleur et de mort : les corps des matelots et des hommes qui s’activent sur les quais sont filmés dans des jeux de clair-obscur où le ciel irradie le cadre et change les marins en silhouettes d’ombres tapies dans la noirceur. La femme, elle reproduit dans la même prison le même mouvement, accroupie sous les dents d’une machine sombre : sa vie, comme celle de l’homme, s’apparente à une grande machine déréglée, Ville Portuaire à un plaidoyer gorgé de dépression pour la libération de l’humain ici représenté à la manière d’un être maudit, ce qui renvoie directement à l’artiste maudit qu’est Bergman lui-même. Toute l’œuvre repose sur une communication court-circuitée : la mère et la fille ne se comprennent plus, les hommes cognent sur les femmes, la lourdeur des premiers s’oppose à la beauté raffinée et fragile des secondes. La seule échappée que cultive le film, c’est le cinéma : Berit prétend s’y rendre pour éviter les foudres de son foyer, et c’est un lieu où l’on rit où l’on se prend la main où l’on se laisse aller devant des images qui dépaysent et font oublier, ne serait-ce qu’un instant, l’horreur de la condition humaine. Dans le cas de Ville portuaire, le cinéma permet une plongée dans la noirceur pour, çà et là, déceler, à la manière de trésors, quelques halos de lumière.