De toute évidence, cette œuvre du maître tchèque Milos Forman n'est pas aussi éblouissante que son chef-d’œuvre incontestable, Amadeus. Le parallèle entre les deux films est saisissant, tant il s'agit, dans l'un comme dans l'autre, de rendre un hommage vibrant à un génie. Ici, le génie c'est Goya (Stellan Skarzgard), dont la vie madrilène est abordée sous l'angle de sa relation avec sa muse, Inès (Natalie Portman), poursuivie par l'inquisiteur fanatique Lorenzo (Javier Bardem), entre deux moments-clefs : le réveil de l'Inquisition en 1792 et l'invasion des troupes napoléoniennes seize ans plus tard.
Ceci étant dit, en s'attaquant, à travers Goya, au sujet pour le moins glissant des excès de l'Inquisition espagnole, Forman ne perd rien de sa fougue, de son humour et de son amour du cinéma.
D'abord, pour porter son film, il s'est entouré d'un groupe d'acteurs au talent évident : en jeune femme innocente poursuivie pour des crimes imaginaires, Natalie Portman est remarquable ; en Inquisiteur obsessionnel et charismatique, Javier Bardem, est effrayant à souhait ; tandis que Stellan Skarzgard donne à Goya une belle dimension humaine. La mention spéciale, néanmoins, revient à Michael Lonsdale, qui rend presque touchant le personnage du Grand Inquisiteur. Rien à dire, donc, sur l'interprétation des acteurs, parfaite en tout point, qui donne chair et vie aux dialogues ciselés de Jean-Claude Carrière, complice brillant de Forman.
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L'autre point fort du film, c'est l'amour enfiévré dont chaque plan est empreint. On a plaisir à retrouver dans cette fresque le style volontiers pompier et grandiloquent de Forman. Chaque plan déborde de l'admiration du cinéaste pour Goya, et chaque plan se fait l'écho cinématographique des toiles du maître espagnol. Du coup, la réussite visuelle du film est quasi-totale : décors poussiéreux à souhait, lumières jaunâtres, plans millimétrés et silhouettes soulignées au fusain donnent à ce film une ambiance esthétique immédiatement reconnaissable, qui est la marque d'un style à part.
Pourtant, il y a quelque chose qui cloche. Après une première heure de toute beauté, le film s'emballe et s'égare avec l'invasion napoléonienne de 1808. Au fil des rebondissements improbables de la seconde partie, Forman dévoile sa véritable ambition : nous parler de la barbarie humaine, avec un humour noir cynique et mordant. Du coup, le film veut être à la fois un hommage vibrant au peintre, un pamphlet très politique contre le fanatisme de l'Inquisition, et une composition intimiste sur la violence et la folie humaines. C'est là que le bât blesse : Les Fantômes de Goya, jamais univoque, rarement manichéen, ce qui est louable, étouffe sous la multiplicité de ses intentions. Le personnage de Goya est mis au second plan, comme éclipsé par celui de Lorenzo. La mise en scène, toujours impeccable, s'éloigne du spectateur. Le film s'éparpille trop et trop vite pour nous permettre de nous attacher vraiment à ses trois personnages principaux. Brillant, distant, fantasque et beau, Les Fantômes de Goya manque du souffle qui lui aurait donné l'ampleur méritée par le sujet.
Forman a bien vieilli depuis Amadeus ou Vol au-dessus d'un nid de coucous : jamais académique, il reste cependant trop égal à sa propre audace pour réellement parvenir à nous émouvoir ou à nous surprendre. Livrant ainsi, finalement, une fresque agréable, foisonnante et absurde sur la barbarie humaine. Une œuvre étouffée, mais où l'on sent tout de même la patte du maître : en somme, la petite œuvre d'un grand.