Dès le générique, un panneau nous annonce que toute ressemblance avec des faits réels serait purement fortuite. Ben voyons. Chabrol a pris un malin plaisir à choisir comme acteurs de quasi-sosies des protagonistes de l'affaire, et le spectateur peut reconnaître Loïc Le Floch-Prigent, Eva Joly, Charles Pasqua, Roland Dumas ou Christine Deviers-Joncourt. Chabrol ne s'en cache d'ailleurs pas, et il a déclaré dans une interview que c'était une sorte de rappel à l'ordre destinée aux différents pouvoirs.
Et jusqu'à l'entreprise qui s'appelle FMG : là où Kubrick transformait IBM en HAL dans "2001, l'Odysée de l'Espace"en enlevant une lettre, vous n'aurez qu'à en retrancher une pour découvrir de quelle société travaillant en Afrique il s'agit... Claude Chabrol a dû se dire que le public connaissait les arcanes de l'affaire, puisqu'il ne s'attarde pas dessus, pratiquant l'ellipse et le saut dans le temps. Non, ce qui l'intéresse, ce sont ses personnages et le jeu du chat et de la souris qui les oppose.
On rentre dans l'histoire avec le P.D.G. Humeau jonglant avec ses téléphones avant de quitter le siège de son empire. Seulement, des policiers l'attendent dehors, et le voilà brutalement jeté en prison, passant du statut de dirigeant tout-puissant à celui de détenu en provisoire. Et le traitement qui lui est réservé prend une résonnance particulière après les auditions parlementaires d'Outreau.
A partir du moment où il rencontre celle qui l'a attrapé dans ses griffes, la juge d'instruction Jeanne Charmant-Killman, c'est à elle que Chabrol s'intéresse. Exceptées quelques scènes nous montrant les manoeuvres du monde politique, la juge est en permanence à l'écran. Que ce soit dans le bureau exigu qu'elle partage avec son greffier, ou dans son appartement où sa vie de couple prend l'eau. On aura beau saboter sa voiture, lui adjoindre une jeune juge, multiplier les menaces, rien ne la détournera de son but. Mais quel est son but ? Frapper haut pour faire un exemple, comme elle le dit à un moment ? Illustrer son propos, selon lequel "la personne la plus puissante en France, c'est le juge d'instruction" ? Ou assouvir un besoin de pouvoir, voire de revanche sociale, comme le laisse penser le jeu anguleux d'Isabelle Huppert ?
Car au début du film, personne n'est sympathique. Qu'il s'agisse de Humeau, méprisant et hautain ; qu'il s'agisse de Jeanne, qui utilise les faiblesses honteuses du système judiciaire pour pousser ses "clients" à bout ; Qu'il s'agisse des politiciens, cyniques et manoeuvriers. Jeanne ne prend une dimension humaine qu'à partir du moment où sa toute-puissance se lézarde, dans sa vie privée où quand elle quitte le domicile familial à quatre heures du matin, elle demande à ses gardes du corps estomaqués de la conduire au bureau, ou dans sa mission qui verra le système l'écarter sous prétexte de promotion.
C'est du Chabrol. Incontestablement. Même si (surtout au début), les dialogues trop écrits évoquent plus Mocky, même si la réalisation fleure parfois les années soixante-dix (quelques zooms venus d'un autre âge, découpage de l'écran quand deux personnages se téléphonent), le savoir-faire de Chabrol se manifeste dans l'essentiel : une narration tendue, débarassée de l'inutile ; un sens du cadrage qui isole les hésitations et les tics de ses personnages ; une ambiance qui s'impose grâce à une précision des détails.
Le film repose sur Isabelle Huppert, qui signe là sa sixième collaboration avec Chabrol, la première datant déjà de 28 ans. Physiquement frêle et vulnérable, elle porte le film comme Jeanne porte l'instruction contre vents et marées. Mais elle va plus loin qu'incarner un personnage, elle lui donne une dimension proche du fantastique, par l'intensité habitée d'un regard, par la cruauté d'un visage non maquillé dans la nuit , par l'ambiguité de ses relations avec le neveu de son mari.
Chabrol dit de son film qu'il est politique au même titre que "Les Bronzés 3", car "tout film est un film politique car il correspond à une conception du monde". Modeste, le survivant de la nouvelle vague, car "L'ivresse du pouvoir", entre crise des banlieues et séisme d'Outreaux, peut être vu comme une chronique acerbe et réaliste des conflits de pouvoir dans la France de ce début de XXI° siècle.
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