Dans la foulée du rock progressif, l'opéra rock s'est fait au début des années 1970 une place dans la discographie de certains groupes en quête de respectabilité et de renouvellement. Le trublion Frank Zappa avait ouvert le bal avec "Freak Out!" (1966). S'engouffreront dans son sillage, Les Pretty Things ("S.F. Sorrow"), Les Kinks ("Arthur") puis les Who ("Tommy" et "Quadrephonia"). La transposition au cinéma du concept sera initiée par Brian de Palma qui montrera avec "Phantom of the Paradise" que la chose était possible sans être la catastrophe économique redoutée par des producteurs toujours frileux en matière d'innovation. Les producteurs de la Warner justement viennent de virer de Palma de "Get to know the rabbit" qui logiquement amer et revanchard trouvera dans cet épisode douloureux le sujet idéal de son film. Entremêlant le "Faust" de Goethe avec le "Fantôme de l'opéra" de Gaston Leroux et " Le portrait de Dorian Gray" d'Oscar Wilde, le film immergé dans l'industrie du disque en pleine effervescence depuis l'arrivée des Beatles, s'interroge sur les rapports de dépendance sibylline entre l'artiste et le monde de la finance. S'il dénonce bien sûr la voracité morbide du producteur à travers l'image démoniaque de Swan (Paul Williams), de Palma n'omet pas de souligner le besoin maladif de reconnaissance de l'artiste prêt tout comme Faust à passer un pacte avec le diable à l'image de la pure et fragile Phoenix (Jessica Harper) transfigurée dès que Swann lui fait miroiter les sunlights. Ce pacte aboutit le plus souvent à l'affadissement artistique et c'est bien ce que regrette de Palma qui refuse encore de tomber dans le piège si attractif de l'argent facile. Pour enjoliver sa satire, le réalisateur très en verve chevauche avec dextérité quatre genres cinématographiques, le fantastique, le comique, la romance et la comédie musicale qu'il distribue à parts égales, donnant ainsi tout son équilibre au film. Comme toujours chez De Palma les références abondent de Chaplin ("Les temps modernes") à Murnau ("Faust") en passant par Hitchcock ("Psychose"), James Whale ("Frankenstein"), Tod Browning ("Dracula"), Michael Powell ("Les chaussons rouges"), Robert Wiene ("le cabinet du docteur Caligari") ou même Hugh Hefner le démiurge dont il moque gentiment la Playboy house, sorte de communauté idyllique illusoire dédiée à l'hédonisme sans retenue. Formidable témoignage sur une époque révolue, le film se révèlera même prémonitoire, nous présentant avant l'heure lors du ballet final le rock satanique du groupe Kiss qui démentira s'être inspiré du film pour son légendaire maquillage. On pouvait craindre que très représentatif de tous les artefacts de son temps, le film supporte mal le passage des ans, mais le savant équilibre des genres évoqué plus haut accouplé à une formidable énergie le préservent étonnamment de la "ringardisation". Boursouflé à l'extrême souvent excessif mais surtout très en phase avec l'humeur du moment, "Phantom of the paradise" donnera le ton à ses successeurs fameux que seront "The Rocky Horror Picture Show" (Jim Sharman, 1975) ou 'Tommy (Ken Russel, 1975). Le foisonnement narratif et pictural du film un peu étouffant permet quand même aux acteurs de se mettre en valeur, notamment Paul Williams qui en sus d'avoir composé la bande originale campe un Swan onctueux et maléfique à souhait. Mais c'est l'inénarrable Gerry Graham déjà présent dans "Greetings" (1968) et "Hi, mom!" (1970) qui retient toute l'attention en rocker travesti complètement déjanté, en particulier lors de l'hilarante reprise de la fameuse scène de la douche de " Psychose" que de Palma ne rate pas une occasion de placer dans ses films de l'époque. S'en être pris de manière si frontale aux producteurs de tous poils ne restera pas impuni et de Palma en récoltera certains problèmes avec le copyright. Quelques avatars qui démontrent bien que l'on ne s'attaque pas impunément au système. D'ailleurs tous les "Phantom of the Paradise" ou "The rose" (Mark Rydell, 1979) du monde n'ont pas empêché l'affairisme d'étendre son emprise sur le monde de l'art au point d'avoir quasiment pris aujourd'hui les commandes de la création devenue le plus souvent un simple maillon de la chaîne marketing. L'appel à la révolte un peu vain et dérisoire de "Phantom of the Paradise" n'en prend que plus de force aujourd'hui.