William Dieterle, réalisateur "légitimement" oublié, n'avait alors fait à Hollywood que quelques films assez classiques dans leur mise en scène mais bien éloignés de l'imagerie américaine, ce qui lui a permis une expérimentation esthétique intéressante : la trilogie de biopics avec Paul Muni (qui gagnera l'oscar en 1938 pour The Life of Emile Zola) sur Louis Pasteur (1936), Emile Zola (1937), et Benite Puablo Juarez (1939) ; une adaptation de William Shakespeare (A Midsummer Night's Dream, 1935) coréalisée avec Max Reinhardt, haute en couleur par ses décors et son casting (Cagney, Powell, de Havilland) ; une autre de Victor Hugo avec Charles Laughton et Maureen O'Hara dans The Hunchback of Notre Dame (1939), très sensuelle et épique. Ces quelques films laissent également percevoir l'humanisme du réalisateur allemand qui a abordé des thèmes comme la liberté de la presse, la Guerre d'Espagne (Blocus, 1938), l'affaire Dreyfus (en pleine période nazi, le film sera d'ailleurs censuré en France jusqu'en 1952), ou encore l'homosexualité (Eschlecht in Fesseln, 1928) quand il n'était pas encore exilé à Hollywood. La suite de sa carrière s'avère très pauvre, compte tenu de ses prises de positions ; dans cette période de maccarthysme, les studios ne feront appel à lui que pour des films sans grand intérêt. Son ami Bertolt Brecht dira de lui que tous ses films étaient "un acte de courage". William Dieterle adaptera la nouvelle de 1936 The Devil and Daniel Webster (variation sur le mythe de Faust, Dieterle ayant d'ailleurs joué dans le film de Murnau) avec sa propre maison de production, ce qui lui permettra de montrer tout son talent et de nous offrir un des films hollywoodiens les plus atypiques de la période classique. Distribué par la RKO, juste après l'échec commercial de leur film Citizen Kane (le compositeur Bernard Herrmann et le monteur Robert Wise travailleront également sur le film de Dieterle), le film fera subir le même sort au studio ; Dieterle en sortira ruiné. La singularité du film (dans ce contexte hollywoodien) est évidemment de jouer avec les genres : c'est un film fantastique, un drame social, un conte moral, le tout faisant appel à des éléments de la mythologies américaine. On y retrouve Daniel Webster, homme politique de la première moitié du XIXe siècle, connu pour être un grand orateur "capable de jouer avec le diable" ; ou encore Benedict Arnold, grand traître lors de la Guerre d'Indépendance. Le propos n'échappe pas à la politique de l'époque qui attend des réalisateurs qu'ils illustrent la grandeur de l'Amérique. Ainsi, la parole de l'orateur Daniel Webster, lors du procès, défendra les valeurs américaines et ses fondements. Sur plusieurs points on peut penser à There will be blood. La collectivité mise à l'épreuve par l'entrepreneuriat. Chez Paul Thomas Anderson, le personnage de Daniel Plainview est déjà misanthrope, la richesse lui permet seulement de vivre sans se soucier des hommes. Chez Dieterle, Jabez, par son opportunisme, s'éloigne des siens et participe volontairement à leur malheur ; le diable est une personnification du capitalisme, et Jabez en est une des victimes. Dans un autre registre, il est intéressant de constater que le jeu de Walter Huston, incarnant le diable, préfigure celui de Daniel Day Lewis (on peut y voir une incarnation du diable également, en gardant le point de vue de la nouvelle). Les deux acteurs se ressemblant (ils ont tous les deux joué Lincoln) mais ont également un jeu très exagéré dans la diction et les expressions du visage. Walter Huston, comédien génial, donc forcément rare, qui signe ici une des performances les plus modernes du cinéma classique hollywoodien. Si ce n'est pas le personnage principal, il s'impose dans l'espace à chaque apparition, et c'est bien à lui qu'on pensera en se remémorant le film. Il est intéressant aussi de noter son rôle d'antithèse dans le discours de Daniel Webster. Quand ce dernier défend Jabez en lui disant qu'aucun homme ne peut être réduit à l'état d'objet par un étranger, le diable lui répond ironiquement qu'il était là lors des massacres commis aux amérindiens, qu'il était là quand les premiers négriers sont partis d'Afrique, qu'il est donc bien américain. Ce film très américain dans son sujet est pourtant sur la forme l'un des plus en marge de la production hollywoodienne de l'époque. La situation initiale reste dans un registre de film social typique des films rooseveltiens (le récit se déroule dans la première partie du XIXe siècle mais fait échos à la Grande Dépression dont sort tout juste l'Amérique) - rappelant le début du Magicien d'Oz pastichant les films sociaux de la Warner -, mais dès l'apparition de Mr Scratch (le diable), le film prend une autre tournure, et annonce l'esthétique très européenne de la suite du film. Même si le film oscille entre problématiques sociales et conte fantastique, l'influence de l'expressionnisme allemand et du cinéma scandinave se ressent autant que l'esthétique hollywoodienne. On sera marqué par l'apparition de la fille du diable (jouée par Simone Simon, qui préférera jouer avec Dieterle plutôt qu'avec Renoir), la danse des morts, l'entrée en scène des damnés lors du procès. La musique de Bernard Herrmann (futur compositeur de Psychose) appuie parfaitement cette atmosphère fantastique et la présence de Walter Huston fait grincer le film par ses répliques sarcastiques démontant la grandeur de l'Amérique.
Un film qui prouve que le cinéma classique hollywoodien aurait pu être tout autre chose si on avait laissé les réalisateurs être des auteurs.
"L'or de l'Oncle Sam - sans vouloir manquer de respect au digne vieux monsieur - est sous ce rapport semblable à l'or du diable : celui qui le touche doit prendre bien garde ou il pourrait lui en coûter, sinon son âme, du moins nombre de ses meilleures qualités : sa force, son énergie, sa persévérance, sa loyauté - enfin, tout ce qui donne du relief à un caractère viril."
Nathaniel HAWTHORNE, prologue de La Lettre écarlate (1850)