S’il a connu la consécration avec « Taxi Driver », Palme d’or à Cannes en 1976 devenu ensuite le symbole de la solitude urbaine conduisant jusqu’à une violence libératrice pour toute une génération, Martin Scorsese avait déjà montré le bout de son nez avec « Mean Streets », trois ans plus tôt. Accompagné de Robert De Niro avec lequel il entame sa fructueuse collaboration (dix films en 50 ans), le jeune réalisateur s’inspire de ses souvenirs d’enfance dans le quartier de Little Italy à New York pour proposer la chronique juvénile et criminelle de deux jeunes hommes (Harvey Keitel et Robert de Niro) aux tempéraments opposés, tentant de se frayer un chemin au sein de la mafia locale. Film de jeunesse très prometteur mais pas complétement abouti, « Mean Streets » se devait à coup sûr d’avoir son prolongement à un moment de la carrière du réalisateur. Dix-sept ans et huit films plus tard, c’est « Wiseguy », le livre du journaliste Nicholas Pileggi, paru en 1986 et relatant par le menu la vie quotidienne d’Henry Hill, gangster associé à l’une des cinq familles de la Cosa Nostra aux Etats-Unis qui indique à un Martin Scorsese un peu désœuvré à la suite d’une décennie 1980 mi-figue mi-raisin, que l’heure est venue de parachever le travail commencé en 1973. Le producteur, Irvin Winkler, qu’il connaît bien, ayant acheté les droits du livre, les choses peuvent s’enclencher rapidement. Si Scorsese est fasciné par l’aspect documentaire du livre de Pileggi, il doit néanmoins y apporter des retouches pour l’adaptation cinématographique qu’il a déjà en tête. Les deux hommes travaillent alors en harmonie à la rédaction du scénario de ce qui sera le deuxième chef d’œuvre de Martin Scorsese. Le réalisateur par le style esthétique et narratif qu’il imprime à son film en fait un objet unique. L’entrée en matière nous montre trois gangsters dans leur voiture pour ce que l’on devine ne pas être une promenade ludique sur les grands boulevards. Tout à coup, un bruit semble les intriguer. Celui-ci est rapidement identifié comme venant du coffre de la limousine. Vient alors l’exposition macabre de la victime d’un règlement de compte qui refuse de mourir et qu’il va falloir achever à coups de couteau avant de l’enterrer dans un terrain vague des abords de New York. Aussitôt cet épisode expédié, présentant Henry Hill (Ray Liotta) et ses deux complices James Conway (Robert de Niro) et Tommy DeVito (Joe Pesci) dans l’aspect le plus sordide de leur collaboration, Martin Scorsese opère un retour en arrière radical qui au moyen de la voix-off d’Henry Hill va lui permettre de prendre le spectateur par la main pour lui faire parcourir le voyage dans le temps d’un gamin de Brooklyn qui commence par cette phrase qui quelque part explique tout : « Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours rêvé d’être un gangster ». Aveu énamouré de la fascination exercée par ces « affranchis » de toutes les règles de la société, sur la jeunesse des quartiers ghettoïsés pour laquelle l’avenir n’est le plus souvent que synonyme de petits boulots et d’horizons restreints. Pouvoir garer sa limousine devant les bornes d’incendie ou jouer aux cartes jusqu’à plus d’heure sans que personne n’ose vous rappeler à l’ordre, représentent pour le jeune Hill les buts ultimes à atteindre. Par cette ouverture à connotation sociologique, Martin Scorsese s’écarte résolument de la grandiloquence opératique de celle festive du « Parrain » de Francis Ford Coppola qui voyait la caméra déambuler lentement parmi tout le faste de la cérémonie du mariage de sa fille jusqu’au bureau en clair-obscur de Don Corleone, le parrain affable et majestueux interprété par Marlon Brando. Paul Cicero (Paul Sorvino), le chef de gang de la famille Lucchese, est tout l’inverse qui habillé en survêtement, tient ses conseils dans son arrière-cour, une cuisse de poulet entre les dents. La mafia de Scorsese sera tout aussi hallucinante mais dénuée de la noblesse d’apparat dont l’a affublée l’esthète que demeurera toujours Coppola. Par quel chemin et quelles étapes franchies, un enfant en arrive-t-il à considérer que le meurtre ou l’assassinat ne sont que les conséquences naturelles d’un mode de vie qui n’est possible que par la peur inspirée à ceux qui voudraient vous contester ? Conscients de leur influence possible, Martin Scorsese et Nicholas Pileggi n’omettent pas de montrer, via un Tonny DeVito complétement paranoïaque, que cette violence peut aussi être gratuite, ne répondant pas toujours à l’adage émolliant qui voudrait que « les loups se tuent entre eux ». Le réalisateur en état de grâce survole trente ans de la vie d’un petit malfrat qui passera par toutes les étapes d’un métier bizarrement exténuant où l’on « se tue à gagner sa vie » pour immanquablement finir exécuté par celui plus jeune et plus fou qui veut votre place sans oublier d’avoir quelquefois donné ses complices pour échapper au contrat qui est sur votre tête ou tout simplement alléger la sanction pénale qui vous menace. Tous ces moments sont illustrés de manière virtuose (l’entrée par les cuisines d’Henry Hill au bras de sa fiancée pour aboutir à l’une des meilleures tables du Copacabana ou encore dans le final, le survol en hélicoptère de la voiture d’un Henry Hill sous cocaïne) au moyen d’une bande-son minutieusement choisie et d’une utilisation innovante de la voix-off, venant de manière parfaitement fluide compléter des plans très largement coupés par Scorsese et à sa fidèle monteuse, Thelma Schoonmaker, pour donner du rythme et favoriser l’immersion du spectateur au sein de l’hubris devenu incontrôlable d’Henry Hill et de ses deux complices. Prouesse technique et narrative qui fait des « Affranchis », le film de gangsters qui s’approche sans doute au plus près de la construction par mimétisme et orgueil déplacé d’une absence totale de barrière morale pouvant paraître injustifiable pour la plupart mais peut-être en réalité très simple et plus accessible qu’on ne peut le croire car ayant à voir avec l’animal qui sommeille en chacun d’entre nous. Malheureusement, trente ans plus tard, « Les Affranchis » ne revêt plus seulement une tonalité spécifiquement américaine qui pouvait lui donner au moment de sa sortie un petit parfum d’exotisme rassurant. L’Europe a souvent la mauvaise idée de copier les Etats-Unis avec quelques décennies de retard. Voilà qui est fait.