Œuvre majeure du cinéma de Scorsese mais aussi de celui des 40 dernières années, Les Affranchis est un film extrêmement sombre, déroutant et complexe d'accés. Bien qu'il puisse assez facilement donner l'impression inverse, tant il est vivant et accrocheur en surface. Et c'est bien tout son génie. Si on se laisse simplement porter par le film sans vraiment le regarder ou l'écouter en profondeur, il est en effet relativement facile de l'interpréter comme étant une sorte de documentaire intelligent, rythmé et haut de gamme sur la mafia new new-yorkaise.
Et on pourrait à ce titre trouver que certes il semble bien ficelé, mais que ça manque un peu d'ironie, de legereté ou de je ne sais quoi comparé au cinéma de Tarantino ou De Palma par exemple. Les Affranchis serait un film brillant mais sérieux en somme.
Pourtant quelque-chose cloche trés rapidement dans cette façon d'aborder le film. Pour commencer dans un vrai documentaire on apprendrait normalement des choses trés concrétés sur le métier de gangster et la vie de "mafieux". Comment ils montent leurs combines, quelles sont leurs méthodes de travail, leurs règles, leurs codes, etc. Or il n'en est pratiquement rien. Le talent de Scorsese est tel que l'on ne s'en aperçoit presque pas, mais il n'y a pas spécialement d'intrigue(s) à se mettre sous la dent non plus. La première fois que j'ai vu le film adolescent, je me souviens avoir été impressionné par les dialogues et la mise en scène sans avoir vraiment compris l'histoire. Ce n'est qu'en le revoyant bien plus tard qu'on réalise à quel point il n'y en avait peut être pas.
Le pitch des Affranchis est quand à lui des plus simples: il s'agit de raconter les trente années retraçant l'ascension dans le milieu puis la chute de Henry Hill , un gamin pauvre de Brooklyn, qui, depuis sa plus tendre enfance, a "toujours voulu être gangster" pour la vie facile et la respectabilité (!) Mais en réalité, ce à quoi l'on assiste pendant prés de trois heures c'est à un déferlement écœurant de mesquineries, de jalousies, de susceptibilités et de paranoïa, qui débouchent presque toujours sur de la violence physique sous une forme ou une autre. Puisque sous leur carapace"cool" complémentent bidon et fine comme du papier cigarette, nos truands "affranchis" ne savent pas et ne veulent pas contrôler leurs émotions.
C'est d'ailleurs trés emblématique de voir que les trois scènes les plus chocs et probablement les plus célèbres du film ( celle avec le serveur, le tabassage de Billy Batts dans le bar du Queens et la première rencontre avec Tommy) reposent sur des embrouilles d'une futilité et d'une bêtise qui feraient honte à des gamins dans une cour de récréation. Sans même parler d'adultes normalement -ou même criminellement- constitués. Et pourtant ces scènes sont devenues cultes. Le film commence alors à montrer son vrai visage en mettant en évidence la potentielle fascination inconsciente du spectateur pour une violence gratuite et stupide qui fait évidemment écho à celle du protagoniste principal du film.
A partir de là on peut commencer à observer une sorte de dichotomie dans le film. D'un côté nous avons comme un vernis de film noir bien documenté, avec toujours un souci important du détail qu'il soit visuel ou verbal. Mais sous cette surface classieuse Les Affranchis est en réalité une plongée nauséeuse et terrifiante dans un univers d'une bêtise et d'une brutalité inouïe, souvent tellement hallucinante qu'elle en devient paradoxalement divertissante. Le tout est trés ironiquement accompagnée d'une voix off -censée être celle de Henry Hill- nous racontant sa propre histoire en présentant les choses d'une façon positive et palpitante à rebours complet de ce que l'on voit à l'écran.
Petit à petit Les Affranchis apparaît comme ce qu'il est vraiment à savoir un immense film moral qui nous met en face de notre propre voyeurisme et appétit de sensations fortes. Il questionne aussi notre recul, notre capacité à la distanciation et bien sur notre conscience. Toutes ces choses que les personnages du film ne possèdent absolument pas. Y compris Henry Hill qui contrairement aux autres n'est pas né dans ce milieu qui se reproduit essentiellement sur lui même, mais n'ayant aucun autre repère culturel s'en accommode trés bien.
Quand à la possible rédemption du héros, thématique souvent chère à Scorsese, elle semble ici impossible. Si le personnage se rachète et finit en apparence dans le droit chemin c'est uniquement par calcul pragmatique et par absence d'alternative. A la fin du film la boucle semble bouclée et nous revenons au début. Redevenu un citoyen lambda, Henry Hill se qualifie lui même de plouc et rêve encore et toujours de sensations fortes. L'ironie laisse alors place à la tragédie et donne au film la dimension d'un chef d’œuvre.