À la fin des années 1940, quand il veut s'attaquer à Othello, sa deuxième adaptation shakespearienne après Macbeth (1948), Orson Welles est complètement grillé à Hollywood. Il part s'établir en Europe pour retrouver l'indépendance qui était sienne à ses débuts, lors de la conception de Citizen Kane (1941). À cette époque, la RKO avait accueilli à bras ouverts (et couvert d'or) ce wonder boy du théâtre et de la radio, lui proposant de tourner un premier long-métrage de cinéma en ayant la mainmise sur tout : scénario, réalisation, interprétation, production, montage... Une liberté créatrice qui n'a pas survécu à l'insuccès public de Citizen Kane (malgré un succès critique). Et qui s'est amenuisée au fil des années, au fil des échecs commerciaux (La Splendeur des Amberson, La Dame de Shanghai...) et autres projets ruineux avortés (It's All True...). Pour Othello, Orson Welles change donc d'horizon, redevient homme-orchestre, mais peine à financer son film. Il lorgne du côté de l'Italie, de la France et du Maroc (alors colonie française) et injecte ses cachets d'acteur dans la production. Ça ira cahin-caha. Le tournage et le montage, souvent interrompus et repris, s'étaleront entre 1949 et 1952, avec toutefois une belle récompense au final : un Grand Prix au festival de Cannes 1952 (la plus haute distinction à une époque où la Palme d'or n'existe pas encore). Mais le film semble conserver quelques séquelles de ces tournage et montage chaotiques, par certains côtés un peu décousus ou elliptiques de la narration, surtout au début. Le doublage de certains interprètes (Suzanne Cloutier, Robert Coote...), la postsynchronisation des voix et l'ajout d'une musique trop claironnante n'ont pas eu non plus un effet très heureux à l'écran. Mais tout le reste est particulièrement inspiré. À commencer par la réalisation qui creuse le sillon esthétique inauguré dans Macbeth : noir et blanc très contrasté, jeux expressionnistes entre ombre et lumière, cadrages et lignes obliques, plongées et contre-plongées impressionnantes, gros plans saisissants... Bref, il y a là toute une esthétique de la déstabilisation, une belle illustration du jeu sur les apparences, sur la vérité et le mensonge, la raison et la folie. En jaillit un lyrisme puissant, notamment dans la scène initiale des funérailles, reprise à la fin. Ce lyrisme puissant doit aussi beaucoup à l'interprétation d'Orson Welles himself. Quelle tête ! Quelle voix ! Et dans un registre fourbe et scélérat ("Je ne suis pas ce que je suis"), l'interprétation de Micheál MacLiammóir, grand acteur de théâtre irlandais, n'est pas mal non plus. Les décors naturels monumentaux (la citadelle marocaine de Mogador, censée représenter une forteresse à Chypre) et les décors conçus par Alexandre Trauner ajoutent à l'ampleur de ce film qui demeure l'une des meilleures adaptations de Shakespeare au cinéma et l'un des plus beaux drames de la jalousie, ce "monstre aux yeux verts qui nargue la proie dont il se repaît".