Quel film étonnant que ce Tuez Charley Varrick ! Dans une toute petite ville du Nouveau Mexique, Tres Cruces, un braquage de banque tourne mal, 4 morts, 2 chez les bandits 2 chez les policiers. Charley Varrick, le héros, doit se résigner à abandonner sa femme condamnée, une des victimes de l’attaque. De retour chez lui avec son complice, il réalise qu’ils viennent de s’emparer de plus de 750 000 dollars… et qu’une si petite banque ne peut contenir une telle somme. L’argent appartient en effet à la mafia, et comme Charley le prévoit, il devra se débarrasser d’elle qui est beaucoup plus dangereuse que la police qui est aussi à ses trousses. De ce scénario à priori peu original, reprenant le thème très américain d’un individu seul face à une organisation qui le dépasse, Don Siegel fait un très grand film, d’abord par l’efficacité fabuleuse de sa mise en scène. La scène de braquage en ouverture et la scène de combat finale sont des modèles de rythme et de précision, montage découpage musique (Siegel met particulièrement bien à contribution les talents de Lalo Schifrin et utilise sa musique pour créer des moments d’intensité puis des silences très puissants) mouvements de caméra rendent l’action trépidante et nous clouent les yeux à l’écran. Don Siegel s’en sort aussi parfaitement dans la gestion du récit et l’exposition de ses personnages : les différentes scènes et points de vue narratifs s’enchaînent et s’entremêlent avec fluidité pour créer savamment des temps de pause ou d’accélération, et les différents personnages sont très bien définis et explorés même en peu de scènes grâce aux dialogues très soignés et au talent des comédiens (le casting est lui aussi un sans-fautes). Tuez Charley Varrick ! remplit donc point par point son programme de série B efficace et divertissante, mais le film ne serait pas ce qu’il est s’il s’en tenait là. Il me semble, et il s’agit là de mon interprétation, que le film propose un symbolisme d’autant plus puissant que celui-ci est extrêmement discret pour dépeindre l’Amérique des seventies et l’attitude que Charley lui oppose. Le film s’ouvre sur un générique qui me fit penser à celui de Blue Velvet et à la vision de Lynch, une Amérique idéale, heureuse, libérée, en accord avec la nature, mais qui est en réalité gangrénée par le mal et la violence. Le mal est partout et chacun semble porter un masque, comme dans cette scène où le tueur à gages Molly est obligé de demander plusieurs fois de plusieurs façons différentes et finalement de révéler son nom à la serveuse dans le restaurant chinois pour pouvoir voir « Honest John », caché avec ses hommes dans le sous-sol. Ou la présence discrète des enfants, naïfs comme si tous les adultes savaient ce qu’ils ignorent, comme dans cette scène incroyable où le grand patron associé à la mafia arrive à Tres Cruces et se met à pousser la balançoire d’une petite fille pendant qu’il discute avec le policier en charge de l’enquête, le mal côtoie le bien dans la plus totale duplicité. Autre scène, celle où ce même grand patron parle au gérant de la banque qui abritait l’argent sale devant un troupeau de vache laitière. Boyle, le grand patron, avoue qu’il aimerait être une de ces vaches, car les problèmes qu’il doit affronter maintenant que l’argent a disparu lui font envier la tranquillité de leur vie. C’est une métaphore incroyable du grand patron face aux américains comparés à des vaches à lait, et c’est comme si le monde de la pègre évoluait dans une dimension totalement inaccessible à la société civile, et que la conscience qui les sépare était comparable à la barrière entre les humains et les animaux.
Face à ça, Charley Varrick, autoproclamé « Le dernier des indépendants » (le titre original du film), ne pourra s’en tirer qu’en maquillant sa propre mort pour mieux disparaître, comme si cet effacement de la société était le prix à payer pour sa liberté et son indépendance, et réalisera ainsi les paroles prophétiques du très bon personnage du Shérif « They’re not gonna make it ouf of New Mexico… Not alive. ».
En résumé, par sa maîtrise totale des codes du polar et ce symbolisme aussi puissant que discret, Don Siegel réalise ici à mon sens un très grand film.