Quoique réhabilité par Bertrand Tavernier et Bernard Coursodon dans leur livre somme « 50 ans de cinéma américain » puis plus récemment par Pierre Berthomieu dans son livre « Hollywood : le temps des géants », Henry King n’a pas encore la place qu’il mérite au panthéon des réalisateurs de l’époque classique d’Hollywood. Né en 1886 en Virginie, d’un père avocat de confession méthodiste, il fait ses débuts comme réalisateur en 1915 après avoir tâté au théâtre comme acteur. Soixante films muets lui permettront de parfaire sa direction d’acteurs et sa technique cinématographique. En 1931, il arrive à la Fox pour laquelle il tournera 44 films jusqu’en 1962. Aux côtés de John Ford, il est le réalisateur vedette du studio à qui Darryl Zanuck confie les projets les plus importants. C’est ainsi qu’il est missionné sur l’adaptation du « Chant de Bernadette », le livre de l’auteur tchèque Franz Werfel publié en 1942 et devenu immédiatement un best-seller aux Etats-Unis. Le livre qui est une hagiographie romancée de la vie de Bernadette Soubirous (1844-1879) est soigneusement remanié et expurgé par George Seaton, jusqu’alors scénariste de comédies, pour correspondre à la vision que King entend livrer du parcours mystique de la jeune fille née à Lourdes. Tout comme John Ford, Henry King reconverti au catholicisme teinte dès qu’il le peut ses films de ses convictions religieuses. Capable d’une grande sobriété (« La cible humaine » avec Gregory Peck) tout comme d’une réelle flamboyance (ses films de capes et d’épées avec Tyrone Power), il choisit ici l’épure à travers le jeu tout en retenue de Jennifer Jones qui en écho à la virginité de son héroïne est présentée au générique comme faisant sa première apparition à l’écran. Comme la jeune Bernadette, les spectateurs vont donc faire l’expérience de la révélation divine. En réalité, la protégée de David O’Selznick a déjà deux films à son actif sous son véritable nom (Phyllis Flora Isley). Ce petit tour de passe-passe est dû à Darryl Zanuck qui n’a pas son pareil pour provoquer l’événement. Décomposé en trois parties, le film nous présente tout d’abord le contexte dans lequel vit la jeune fille au sein d’une famille misérable et sa complète ignorance des choses religieuses qui constitue sans doute la meilleure preuve d’une Bernadette échappant à toute influence dogmatique. D’où l’insistance du père Peyramale joué par le rugueux Charles Bickford quand il demande à Bernadette si elle connaît « l’immaculée conception » dont la dame apparue à l’arrière d’une grotte se serait réclamée. En effet en 1854, soit quatre ans avant l’apparition en question, le Pape Pie IX avait proclamé « L’immaculée conception » comme un dogme de l’église catholique. Cette concomitance temporelle incline forcément à penser que la jeune fille aurait pu avoir pris connaissance de l’événement lors d’une leçon de catéchisme. Henry King prend donc le temps nécessaire pour baliser le terrain en mettant en relief la naïveté de Bernadette. Il est grandement aidé par la prestation extatique de Jennifer Jones qui bien qu’âgée de 24 ans (Bernadette en avait quatorze au moment de ses visions) parvient à convaincre de son innocence juvénile. L’actrice qui récoltera un oscar amplement mérité est prodigieuse, parvenant à dépouiller son jeu de toute maniérisme. La scène de la première apparition de la Vierge magnifiquement filmée par le grand chef opérateur Arthur C. Miller est bouleversante de simplicité avec une Bernadette Soubirous accueillant cette vision dans une plénitude communicative car comme ressentie par l’actrice elle-même. L’émotion est à son comble. La seconde partie est consacrée à l’accueil de la nouvelle par le corps social qui se partage entre les sceptiques et les convaincus de la première heure, selon l’adage intelligemment livré par Henry King à l’entame du film : « Pour les croyants, nulle explication n’est nécessaire. Pour les autres, nulle explication n’est possible. ».
Les oppositions frontales avec à leur tête le procureur impérial Vital Dufour (Vincent Price) vont toutefois se calmer quelque peu quand les édiles locaux comprendront tout le parti économique à tirer de la soudaine célébrité de Bernadette et de la grotte où la Sainte Vierge serait apparue
. La dernière partie qui voit Bernadette condamnée à porter le voile pour entrer dans les ordres alors qu’elle n’aspirait qu’à mener une vie normale entre un mari et une fonction de servante, prend quelques libertés avec la réalité. En effet, Bernadette aurait pris d’elle-même cette décision en accord avec l’évêque de Nevers. Le scénario dramatise et ramasse à dessein cette période afin d’introduire dans le récit une sœur (Gladys Cooper) aigrie
qui dans un premier temps martyrise Bernadette qu’elle juge comme une usurpatrice, ne s’étant pas soumise volontairement comme elle à l’effort et à la souffrance. Cette digression pose la question de l’approche de la foi que King a pu lui-même éprouver, étant passé du christianisme réformé au catholicisme. Bernadette touchée par la grâce vit sa foi dans la plénitude et n’attend rien en retour de celle-ci alors que sœur Marie-Thérèse Vauzous met en regard son investissement et la reconnaissance qu’elle en attend. La découverte brutale de la tumeur qui ronge le genou de Bernadette, consécutive à une tuberculeuse osseuse, clôt de manière douloureuse le débat
. Henry King en 1943, dans un système hollywoodien où le glamour était consubstantiel à la genèse des films produits démontre que son aura lui permettait de suivre une voie médiane qui n’éloigne pas tant qu’on pourrait le croire « Le chant de Bernadette » du minéral et pénétrant « Thérèse » d’Alain Cavalier sorti sur les écrans en 1986. On notera au passage la performance remarquable d’un Lee J.Cobb méconnaissable en docteur compassionnel . Un chef d’œuvre du cinéma classique hollywoodien qu’il faut voir ou revoir pour admirer une jeune actrice débutante en lévitation.