Scott Derrickson prend le risque de bâtir son film tout entier sur un pied de nez fait à l’égard des représentations traditionnelles de l’exorcisme au cinéma. Ce faisant, il livre une œuvre d’essence juridique, dans le sens où elle ne s’intéresse qu’au droit divin d’une part et humain de l’autre, un droit au bicéphalisme inconciliable que la mise en scène du procès lui-même se propose pourtant de relier par le biais de la possession. Le titre annonce la couleur, pourrait être l’inscription d’une étiquette collée sur un carton réunissant les pièces à conviction de l’affaire. Il s’agit d’un exorcisme et de ses conséquences néfastes sur une jeune femme. À partir de là s’affrontent deux parties adverses, l’une prônant le caractère sacré du martyre enduré par Emily, l’autre se bornant à interpréter les faits de façon rationnelle, à grand renfort de discours scientifiques. Ici Derrickson n’invente rien, revisite un lieu commun qui n’est autre que le heurt du naturel contre le surnaturel, de l’incroyance contre la croyance. Dès lors, le cadre judiciaire devient tribunal de la foi, et la construction en flashbacks permet non seulement d’aboutir à la sentence finale, mais surtout de cristalliser l’initiation d’une femme agnostique dont la fonction d’avocate la conduit à reproduire, malgré elle, le parcours spirituel de la victime. Le film ne promeut aucune conversion intégrale, se contente de jouer sur le doute. Des indices remarqués à droite à gauche, une étrange présence la nuit, à trois heures. Nous glissons alors de l’objectivité exigée par la justice à la subjectivité qu’induit l’objet du procès, éminemment religieux : doit-on croire à l’existence de démons ? doit-on croire à la possession ? doit-on croire à l’exorcisme en tant que pratique capable de guérir ? Scott Derrickson ne répond pas. Il laisse ces interrogations en suspens, interrogations dont il revient au spectateur de répondre ; ce qu’il illustre en revanche, c’est la profonde solitude qu’éprouvent les personnages, preuve que la justice divine et la justice humaine sont les conservatoires d’une même angoisse, d’une même question. Chaque représentant de la loi doit se rendre maître de son jugement et le soumettre aux autres. Dans ce microcosme où l’erreur n’est pas permise, une responsabilité morale pèse sur les épaules des membres composant l’assemblée : c’est l’exorcisme dans son sens étymologique, c’est la « prestation de serment ». Les procédures judiciaires sont un vaste cérémonial dans lequel prime la stratégie : comme aux dominos, l’assemblage de pièces compte autant voire davantage que leur qualité intrinsèque. Ce que nous voyons donc, c’est la radicalité du Mal face à l’inanité des procédures. Le prêtre ne souhaite d’ailleurs nullement se voir innocenté ; sa première préoccupation est de raconter l’histoire d’Emily. Voilà l’épouvante raccordée à son oralité fondamentale, celle qui veut que les histoires pleines de monstres et de possessions se partagent auprès d’un public (ici l’audience et le personnel de justice). L’Exorcisme d’Emily Rose adopte la structure d’une entrée en initiation via la parole : les étapes de la procédure équivalent aux marches que franchit Erin Bruner jusqu’à atteindre le point de non-retour – qu’elle ne passe pas. En restant au seuil, le film capte la possession avec réalisme : il faut assister à la tentative manquée d’exorcisme dans la grange pour comprendre pleinement la démarche de Derrickson, cette collection de plans rapides et déstructurés qu’un montage épileptique rapporte avec intelligence. Porté en outre par la composition musicale de Christopher Young, le long-métrage ne réussit certes pas à donner un nouveau visage au cinéma d’épouvante mais, parce qu’il étire ses scènes de débats, parce qu’il aborde la possession comme un phénomène où se croisent réalisme psychiatrique et surnaturel prononcé, oblige le spectateur à se situer par rapport à un sujet qu’il a souvent vu, auquel il a toutefois peu réfléchi.