Le petit lieutenant, c’est Antoine. Lieutenant de police, comme on dit maintenant. C’est d’ailleurs ce que déplore la vieille dame indigne qui le loge à Paris, et qui regrette le titre d’inspecteur, « ça avait une autre allure »… Même si on découvre quelques éléments de sa vie hors-commissariat (ses parents havrais et son jeune frère, sa copine instit en Seine-Maritime qui refuse de le suivre à Paris), c’est sa qualité de lieutenant de police qui justifie qu’on s’intéresse à lui. La preuve, le film débute par la cérémonie de remise des diplômes à l’école de police, et par la séance de l’affectation, où en quelques secondes, il doit choisir. Et ce qu’il va choisir, c’est une brigade de police judiciaire à Paris. Pas le Quai des Orfèvres, ni la BRI. Trop prestigieux pour un « petit » lieutenant. Non, juste une brigade de P.J. qui fait le boulot quotidien, en l’occurrence enquêter sur l’assassinat d’un S.D.F. balancé dans le canal.
Première qualité du film : le réalisme de la peinture de ce milieu si particulier. Loin du romantisme ou des stéréotypes du polar, Xavier Beauvois nous montre la réalité du travail : les permanences de nuit où il ne se passe rien, les enquêtes de proximité, fastidieuses et répétitives, les locaux exiguës, la première autopsie, la hiérarchie frileuse et bureaucratique… Mais il nous fait découvrir aussi l’arrière-boutique : les discussions de bistrot, où les policiers divergent comme tout citoyen qu’ils sont par ailleurs, le racisme et la misogynie latente, malgré la présence d’un inspecteur d’origine marocaine et d’une femme à la tête de la brigade, l’alcool et même le shit récupéré « au fond du couloir »…
Certains ont comparé ce film à « L 627 », réalisé en 1992 par Bertrand Tavernier et consacré au quotidien d’une brigade des stups. Pour moi, il y a deux différences essentielles : Tavernier, comme souvent, avait une volonté de dénoncer. Beauvois, lui, se contente de montrer, de s’imprégner, pour donner plus de corps à l’histoire et plus d’épaisseur aux personnages. Deuxième différence : Tavernier est l’héritier de la qualité des dialogues « à la française », de Prévert, Janson, et surtout Aurenche et Bost avec qui il a débuté. Là, les dialogues se fondent dans le quotidien, avec l’emploi du jargon propre au métier.
Deuxième qualité du film : on nous raconte une histoire, et ça marche. Pas besoin de reconstituer Chicago à Paris comme dans « 36 Quai des Orfèvres » ; on se passionne pour les arcanes de l’enquête, la plongée dans le milieu des sans-abris originaires des pays de l’est. Le tout est rythmé, à l’image d’une séquence d’arrestation dans le métro, filmée en caméra portée.
La narration n’est pas linéaire, et une rupture s’opère à la moitié du récit, ouvrant d’autres registres : celui de la culpabilité, celui de l’inéluctabilité du destin…Enfin, dernière qualité, l’épaisseur des personnages et la qualité du jeu des acteurs. Jalil Lesper est très crédible, touchant dans sa balourdise et sa crédulité. Roschdy Zem campe un inspecteur qui joue sans compromission le rôle de grand frère pour Antoine.
Quant à Nathalie Baye, elle prend une option sérieuse pour le César de cette année ! Elle joue un commandant de police, elle-même fille de grand flic, qui revient au terrain après deux années de purgatoire afin de solder des comptes obscurs, marqués par l’alcoolisme.
Il est dommage que les scénaristes aient manqué d’originalité en lui affectant comme ex un procureur. A croire que les flics n’ont comme seules options amoureuses que le Parquet ou le Milieu…
Nathalie Baye est bouleversante de justesse, dans ce rôle de flic et de chef, tenue d’assumer ses failles pour prendre ses responsabilités. Elle noue une relation particulière avec Antoine, qui a l’âge qu’aurait son fils disparu. Elle entraîne et porte tous les hommes de sa brigade, avant de retrouver son appartement vide… Rien que pour elle, « Le Petit Lieutenant » serait déjà un film à voir ; ses autres qualités, reconnues tant par les critiques que par les policiers eux-mêmes, en font un des films les plus intéressant de ce trimestre.
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