La Chute est peut-être le film allemand le plus fameux, ne serait-ce qu’à cause des parodies YouTube entourant le coup de gueule d’Adolf Hitler, alias Bruno Ganz. Il est vrai que la scène peut prêter à rire par sa démesure & l’accent autrichien pâteux adopté par l’acteur : la symbolicité crue de cette scène paraît avoir été offerte sur un plateau d’argent aux esprits moqueurs. Elle concentre ce qu’il y a de drôle, aujourd’hui, à atteindre un point Godwin.
Quand on voit le film, on se rend compte qu’on rit du nazisme non parce qu’il était démesuré, mais parce qu’il est si absurde de se dire qu’il a, un jour, eu cours jusqu’à motiver la dernière guerre globale & entraîner des millions, malgré eux, dans leur propre inhumanité. La vraie Traudl Junge, secrétaire d’Hitler, en témoigne dans une petite partie documentaire avant & après le film.
Sous une reconstitution militaire qui mêle cascadeurs & explosifs avec une proximité qui révèle le défaut d’une mise en scène beaucoup plus télévisuelle qu’immersive, Hirschbiegel se base sur deux livres (dont un de Junge) & met en scène 37 personnages réels (37 militaires & bureaucrates, ces Allemands consciencieux qui vont jusqu’à limiter à 1 le nombre de jouets par enfant), le tout dans le local exigu qui verra la fin du Führer entre autres suicides.
On parle souvent de ce double suicide au pistolet & au cyanure (les capsules étaient fabriquées dans les camps, donc souvent sabotées & peu fiables) mais c’est autre chose que de mettre une caméra, même rétrospectivement, dans une ville qui fut la capitale de la plus grande déchéance du siècle dernier : la défaite allemande. Là, c’est une pandémie de suicides qui accompagne la nouvelle, & c’est l’une des deux manières qu’a le réalisateur de nous mettre en face de sentiments contradictoires. En effet, on ne peut s’empêcher de jubiler devant la mort d’un système inhumain. On sait aujourd’hui que, malgré ce qu’en ont dit les dystopistes ultérieurs, avril & mai 1945 signèrent pour bonne part la fin de la domination fasciste sur l’Europe, & cela fait bizarre d’être au cœur de cet idéal aryen en train de s’écrouler en même temps qu’un homme malade, affligé & colérique dont l’interprétation hantée est aussi terrifiante que l’absence de son personnage dans la dernière partie du film.
Alors on se réjouit cinématographiquement d’une horreur historique, ce qui est culpabilisant – on a tort de croire la mesurer & honte de se réjouir. Or, quel meilleur moyen que la honte du spectateur pour lui faire ressentir l’atrocité qui accompagna les derniers jours du Berlin nazi ?
J’ai même envie d’exagérer beaucoup & de dire que le spectateur s’en rendra mieux compte que les Berlinois eux-mêmes à l’époque : si le lecteur veut bien m’accorder l’indulgence que cet outrecuidant parallèle impose, j’ajoute pour cela au témoignage de Junge en remarquant qu’Hirschbiegel représente l’habitude. Celle du combat, des pertes civiles, des bombardements & des injustices, l’habitude qui teinte de nonchalance ce que Berlin, au sortir de la guerre, a connu de plus ignominieux.
En faisant du spectateur un omniscient parmi des victimes, rebelotte : le spectateur est culpabilisé pour ses pensées. C’est le deuxième moment où le réalisateur met son client en face de ses sentiments & là que réside toute la beauté de son film.
Huis-clos bunkerophile où il faut entretenir les faux-semblants coûte que coûte (au point que le coup de feu fatal au Führer fera sourire un enfant tenu dans l’ignorance, qui n’a pas conscience que le destin du monde se trame derrière ce son), La Chute est une œuvre de géant qui mérite bien ses parodies YouTube. En effet, elles témoignent que l’œuvre, sortie de son propre contexte, est simplement trop puissante pour ne pas être tournée en ridicule.
→ https://septiemeartetdemi.com/