Parcimonieux, précis, méticuleux, Jim Jarmusch s'accorde un délai entre chacun de ses films qui, s'il n'atteint quand même pas la même durée que chez Kubrick, lorgne du côté de Resnais avec ce rythme détendu mais honorable de trois voire quatre films par décennie. En fait, en seulement onze longs-métrages de fiction - en excluant "Year of the Horse", un documentaire qu'il a réalisé en 1997 -,, Jarmusch s'est proprement imposé comme la coqueluche et l'icône la plus représentative du cinéma indé américain. Je parle des cinéastes comme les Coen, Lynch, Tarantino, qui arrivent à imposer leur univers cinématographique sans aucuns égards à la mécanisation, standardisation et industrialisation du film qui a lieu à Hollywood.
Jarmusch revient ici, plus que jamais sous l'égide de ses maîtres Ozu, Mizoguchi et Antonioni, avec une histoire toute simple, pouvant être facilement résumée en style télégraphique: Don apprend qu'il a un enfant stop sait pas de qui stop refait la liste de ses anciennes amies stop va les voir stop sous le conseil de son ami et voisin Winston stop. En véritable poète de l'image et du son, Jarmusch s'attarde longuement sur chacune des phases de son récit, comme un chant homérique, nous fait entrer dans les méandres de son histoire, dans les entrailles de ses personnages, laisse sentir le temps qui passe, a confiance en l'efficacité de ses plans, choisis avec méticulosité et la plupart chargés d'une histoire, d'une esthétique, ou d'une forte connotation symbolique, etc. Il capte la longue solitude de Don, Dom Juan déchu, qui, assis sur son canapé, regarde, inexpressif, une vieille adaptation filmée de Dom Juan; scrutant - dans des passages presque bergmaniens - son visage comme un paysage insondable, impénétrable, tant les rides représentent de rocs, de cols, de crêtes et de falaises à surmonter sans cesse. Mais la poésie de Jarmusch se trouve aussi dans la musique, choisie avec soin, comme cet élégant "Words disappear/ Words once so clear qui plane de façon aérienne au-dessus du générique de début et du générique de fin de "Broken Flowers".
Son récit est parfaitement épuré à tous points de vue, laisse tout le temps la part libre à l'imagination. L'histoire est linéaire, déroulée lentement et poétiquement comme un parchemin vieilli par le temps et la poussière des années. L'une après l'autre, les quatre femmes centrales de "Broken Flowers" apparaissent au coeur du récit, se montrent devant la caméra attentive de Jarmusch, disent quelques paroles, invitent le héros à partager le dîner ou à faire l'amour, ou bien s'abstiennent de tout contact ("le I don't drink et I don't eat de Jessica Lange). Le laps de temps très court dans lequel le spectateur les aperçoit ne lui permet presque pas de retenir quelque chose d'elles - ça se limite à des traits de caractère schématiques (sulfureuse, agressive, mélancolique, nerveuse...). Elles passent comme des fusées, et le spectateur n'a même pas le temps de s'attacher à elles. Et ça c'est un coup de génie, car c'est exactement comme cela que Don les voit, comme des fusées. Il n'a pas le temps de se rendre compte si elles ont changé ou non, parfois même si elles sont véritablement la mère de l'enfant dont on lui a signalé au début qu'il était le père ou non. A la fin Don se trouve en face du jeune homme qui pourrait être son fils, mais il s'y prend mal et le fils part, laissant son hypothétique, réel ou imaginé père seul, sur place, les yeux rivés sur le vide. A ce moment-là la mélodie Words disappear/ Words once so clear, légèrement énigmatique au début, prend à la fin toute son ampleur - les mots désignés pouvant par exemple être ceux de la lettre sur papier rose envoyée à Don pour lui dire qu'il est père d'un enfant - et emmène le spectateur, au fur et à mesure que les mots de la chanson, chantés par une voix généreuse et sensuelle,s'égrènent, dans une rêverie à la fois mélancolique et délicieuse. Peut-être le plus beau film de Jim Jarmusch.
(critique parue sur le blog sentier20.skyblog.com)