J'avais lu "Entre les murs" et je l'avais beaucoup apprécié pour sa drôlerie, pour son sens du rythme, pour l'honnêteté du narrateur dans sa façon de raconter aussi ses erreurs et pour l'équité de son ironie vis-à-vis des profs et des élèves. J'ai donc été ravi de voir le film de Laurent Cantet recevoir la Palme d'Or des mains de Sean Penn, et même un peu jaloux des élèves en train de poser avec leur babiole dorée aux côtés de Natalie Portman.
Depuis est venu se greffer un autre débat, qui n'est pas sans rappeler celui qui avait accompagné le succès de "Etre et Avoir" : Alain Finkielkraut dénonce (sans avoir vu le film) la suffisance de François Bégaudeau et Philippe Meirieu qualifie le film d'idéologiquement dangereux : "François Marin, avec les meilleures intentions du monde, met en oeuvre une pédagogie calamiteuse. (...) C'est une bombe à retardement contre l'école publique. Je crains que des parents, effrayés par le tableau que l'on en donne, n'aient qu'une idée : préserver leurs enfants de cet univers en les mettant à l'école privée !"
Diantre ! Bégaudeau complice de Mgr Di Falco ? De même que M. Lopez avait été transformé en Don Bosco laïque malgré sa pédagogie qui sentait quand même bien la naphtaline, doit on regarder M. Marin comme un prophète d'une didactique révolutionnaire de la frontalité ? Ce n'est à l'évidence ni l'intention du principal intéressé, ni celle de Laurent Cantet : "Le film ne cherche ni à ménager les uns, ni à charger les autres : ils tous leurs faiblesses et leurs fulgurances, leurs moments de grâce et de mesquinerie."
Contrairement à ce que craignent Finkielkraut ou Meirieu, "Entre les murs" ne prétend pas proposer un remède à la crise de l'enseignement en France ; il se contente d'établir un tableau clinique, et c'est déjà beaucoup. Ce diagnostic peut se résumer par cette phrase de Bégaudeau : "L'école crée sans cesse des situations géniales ; mais on sait en même temps qu'elle est, au final, discriminante, inégalitaire, qu'elle fabrique de la reproduction : cette tension est celle du film."
J'étais curieux de voir comment Laurent Cantet allait adapter le roman de Bégaudeau, quelles coupes il allait faire et quels épisodes il allait privilégier, sans dénaturer la pulsation donnée par la répétition des petits détails (les motifs brodés sur le t-shirt, les discours en boucle dans la salle des profs) et les grands événements (les nombreux conseils de discipline, l'avancée de l'action pour empêcher l'expulsion de la mère de Ming). Forcément, il a dû resserrer le récit entre les quatre murs de cette classe et moins jouer sur la rengaine. Mais ce qu'on perd en cocasserie, on le gagne en profondeur, et les plans larges intermédiaires viennent apporter une respiration après les gros plans du huis clos.
Car Laurent Cantet filme à l'intérieur de la classe comme rarement on l'a fait, différemment d'Honoré ou de Kechiche, par exemple. Sans jamais chercher à décrire l'espace par des plans d'ensemble, il filme constamment au plus près des personnages, jouant sur les voix hors cadre et sur la saisie au vol d'un détail (le drapeau algérien sur le pannonceau de présentation de Chérif, une main qui pianote un texto sous la table). Mais la clé de voûte de cette réussite impressionnante, c'est la qualité du jeu des jeunes acteurs. Ils ont travaillé l'improvisation pendant un an pour parvenir à s'approprier des dialogues écrits tout en les enrichissant de leur propre personnalité. Le résultat est fluide, et donne cette impression documentaire soulignée par la critique, alors qu'on est au summum de mise en scène et de la direction d'acteurs.
Cantet ne joue pas la facilité : pas de musique, aucun effet d'accéléré ou de ralenti. Il laisse aux scènes le temps qu'il leur faut, un peu comme chez Kechiche : les discussions entre profs pour savoir s'il faut déférer Souleymane en conseil de discipline peuvent paraître longues, mais elles sont nécessaires pour faire émerger les contradictions et les divergences. Et puis, la longueur ne se fait pas sentir grâce à la variété des sensations sucitées : certaines scènes déclenchent le rire, comme les contradictions dans lesquelles François s'enferme tout seul, ou le débat en conseil d'administration sur la machine à café, d'autres prennent aux tripes, comme l'attitude de la mère de Souleymane au conseil de discipline, ou le constat désespéré d'Henriette à la fin de son année.
Récompensé à Cannes, promis au palmarés des Césars, sélectionné pour représenter la France aux Oscars, "Entre les murs" mérite maintenant de rencontrer le plus large public : par la générosité qui traverse tout le récit et l'intelligence de la mise en scène, c'est clairement le film français le plus intéressant depuis "L'Esquive".
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