Les grands succès de Woody Allen (Annie Hall, Manhattan) tournent assez systématiquement autour d'un intello juif new-yorkais - joué par lui-même - qui déverse sa verve fielleuse et monomaniaque (donc au puissant effet comique) contre des bourgeois incultes, superficiels, principalement du fait qu'ils n'aiment pas Bergman, crime ultime, leur châtiment étant d'être tournés en ridicule devant tous les admirateurs de Woody du monde entier, ce qui fait quand même beaucoup. Répéter ça une fois par an, malgré tout le talent du bonhomme, c'est compliqué. Alors on varie avec des films pastichés de Bergman (Intérieurs), sauf que, comme disait Godard, "on ne peut pas faire des films comme les films qui nous ont donné envie d'en faire". Du coup, la recette fonctionne moins. Ca n'a jamais fonctionné aussi mal qu'en 2005 : ça fait une décennie que l'ami Woody enchaîne les films médiocres, et l'on se demande si l'on n'a pas définitivement perdu le Allen euphorisant des eighties. La situation est critique, le névrosé le plus aimé de la Terre est face au challenge de sa vie : maintenant, c'est le renouveau ou l'oubli éternel. Comme "l'éternité, c'est très long, surtout la fin", Woody, lui, il préfère le renouveau : nouvelle ville (Londres, plus grise que jamais), nouvelle muse (Scarlett Johannson, à la fois plus séductrice et plus faible que jamais), nouveau genre (le thriller, plus jubilatoire que jamais). Ca suffit pour relancer un homme, car Match Point est un chef-d'oeuvre. Le compromis habituel des films du cinéaste - sérieux dépressif et dérision salutaire - trouve un point d'aboutissement dans une question insidueuse : arrivera-t-on à en rire cette fois ? Oui, Match Point est drôle, s'il ne fait pas rire, c'est qu'il est trop lucide, trop violent. Les riches sont les seuls à rire dans le film, ils peuvent tout se permettre, eux, ils peuvent tout prendre à la légère, même Dieu : ils sont nés "a silver spoon in hand". Alors ils s'amusent à regarder les pauves se débattrent pour espèrer être riches eux aussi. Il faut voir tout ce que doit faire Chris Wilton, prof de tennis arriviste, pour accèder au pouvoir de l'argent. Caché sous les atours d'un polar chez les riches, la critique est acérée, violente, sans concessions. Tragédie racinienne au temps de la finance - Chris est finalement assez proche du Néron de Britannicus -, Match Point est définitivement le plus grand film de Woody, le chef-d'oeuvre du renouveau, son film le plus jubilatoire, tout en étant, de loin, le plus désespéré.