Il est des films, comme ça, qui reste dans l’imaginaire collectif pour des détails qui confinent à l’insignifiant. "Hôtel du Nord" (signé Marcel Carné) fait incontestablement partie de cette catégorie puisqu’il s’est fait une place au Panthéon des grands classiques du cinéma français en raison de la légendaire réplique d’Arletty : "Atmosphère, atmosphère, est ce que j’ai une gueule d’atmosphère ?". Pourquoi cette phrase plutôt qu’une autre et pourquoi ce film plutôt qu’un tas d’autres ? Difficile à dire… surtout que le film recèle bien d’autres qualités, à commencer par son air de nostalgie d’avant-guerre (le Canal Saint Martin, la vie autour de l’écluse, les habitués qui passent leur vie au bar, les petites histoires de quartier…) et, surtout, la prestation forcément extraordinaire de Louis Jouvet, en souteneur au passé trouble, et d’Arletty à la gouaille si reconnaissable. Il est intéressant, à ce titre de rappeler que les deux stars ne tiennent qu’un rôle secondaire dans cette histoire, les rôles principaux étant tenus par Annabella et Jean-Pierre Aumont. Ce duo "vedette" (bien oublié aujourd’hui) ne démérite pas mais il faut bien admettre qu’ils peinent à rivaliser avec la présence écrasante des deux monstres sacrés, limités, il est vrai, par des rôles moins "iconiques" (Aumont campe un romantique assez pathétique et Annabella incarne l’archétype de la femme un peu nunuche aimant son homme envers et contre tout). Il en est de même pour la sympathique galerie de seconds rôles (Bernard Blier en éclusier cocu, Paulette Dubost en épouse volage, François Perrier, Andrex…) qui fait vivre cet hôtel mais qui ne fait pas d’ombre aux deux stars. La véritable valeur ajoutée du film est donc bien à mettre au crédit de Louis Jouvet et d’Arletty, qui se réservent les meilleurs personnages (qui sont, également, les plus complexes), les meilleures scènes (leurs engueulades sont des moments d’anthologie, y compris la scène du coquard, qui serait parfaitement inadmissible de nos jours) et les meilleurs dialogues (écrits par un Henri Jeanson en grande forme). Le scénario est, par ailleurs, étonnement intéressant puisque, sous ses airs de "film à papa" rance, "Hôtel du Nord" sait se ménager un certain suspens (à commencer par le mystère entourant le passé de Monsieur Edmond) et fait prendre aux personnages des chemins plutôt inattendus, que ce soit Pierre dont le romantisme exacerbé va se manifester de bien des manières
(faisant de lui un héros tragique puis un pleutre minable avant de connaître la rédemption face à l’amour inconditionnel de sa belle)
ou Monsieur Edmond
dont la carapace va sa fendre au contact de la belle Annabella
. Malheureusement, le film tombe de son piédestal lorsque ce fameux Monsieur Edmond
avoue ses sentiments
et s’apprête à
tout plaquer pour fuir avec son nouvel amour
. A compter de ce moment, le personnage perd son aura magnétique
(Louis Jouvet ne m’a jamais convaincu en séducteur)
, le personnage d’Arletty
se trouve un nouveau Jules à sa botte (ce qui nous prive de ses prises de becs avec son souteneur et renverse le rapport de force de son couple)
et, surtout, l’histoire sombre dans une romance un peu gnangnan à base de déclarations enflammées qui sonnent creux. Heureusement, "Hôtel du Nord" finit sur une note réussie, que l’on peut considérer comme optimiste ou pessimiste
(selon le personnage pour lequel on s’est passionné)
et qui est filmé avec une grande subtilité (le sort de Monsieur Edmond restera sujet à discussion). "Hôtel du Nord" est, donc, resté dans les mémoires et c’est justice… mais il me semble injuste de le limiter à une seule réplique alors qu’il s’avère bien plus riche et intéressant que cette histoire d’atmosphère…