J'ai toujours confondu Bryan Singer et David Fincher, en raison de l'assonance de leurs patronymes, mais aussi du parallèlisme de leurs parcours : même génération, même succès la même année ("Usual Suspect" et "Se7en"), même détour par les blockbusters ("Alien" et "Xmen"), et histoire d'achever de m'embrouiller, sortie quasi-simultanée de leurs derniers films qui leur valent de se succéder dans ces critiques. Pourtant, après des débuts pareillement prometteurs, si l'un (David) a tenu la distance, l'autre (Bryan) n'a jamais réellement confirmé.
"L'Etrange histoire de Benjamin Button" est tiré d'une nouvelle de Francis Ford Fitzgerald parue en 1921, et dont le héros naissait en 1860. David Fincher a fait le choix de décaler l'histoire afin de donner naissance à Benjamin à la date symbolique du 11 novembre 1918, et de situer le moment du récit le 29 août 2005, date où Katrina a frappé la Nouvelle-Orléans, ville natale de Benjamin. Les scénaristes avaient situé l'action dans cette ville, à la différence de la nouvelle de Fitzgerald, et le tournage avait été prévu avant le passage de l'ouragan. Ils ont non seulement maintenu ce choix malgré les difficultés engendrées par les dégâts, mais ils ont aussi intégré Katrina au récit.
Choix judicieux, car se superposent deux enjeux : celui du long flash-back que représente le journal de Benjamin, et celui de l'arrivée de la tempête tropicale (dont le spectateur connaît les effets dévastateurs) sur l'hôpital où Daisy révèle l'histoire de Benjamin à sa fille. Cette complexité de la construction du film explique pourquoi on ne s'ennuie pas (ou si peu), durant les presque 2 h 30 du film. Outre les deux récits imbriqués, David Fincher a introduit d'autres histoires, jouant au passage à l'exercice de style : la narration en ouverture de la construction de l'horloge de la gare de la Nouvelle-Orléans, dont les spectateurs de l'inauguration découvrent qu'elle marche à l'envers, protestation de son concepteur aveugle contre la mort de son fils à la Grande Guerre ; les illustrations burlesques des sept (se7en ?) foudroiements d'un pensionnaire de l'hospice maternel ; le récit à la "Amélie Poulain" de l'épisode parisien de la vie de Daisy, illustration du battement d'aile du papillon.
Il y a d'ailleurs de nombreuses autres évocations de films : l'éducation du jeune vieillard dans une maison de retraite rappelle celle de "La Petite" dans le bordel maternel de la Nouvelle-Orléans ; Benjamin et la jeune Daisy à l'avant du remorqueur font écho à Rose et Jack à la proue du "Titanic", et l'image de Daisy sur son lit de mort se superpose à celle de Rose octogénaire sur le Keldysh ; le premier plan du flash-back, un long travelling aérien descendant le long d'un arbre s'apparente à celui de "Forrest Gump", autre personnage de conte américain traversant son époque. Les similitudes entre le héros au QI inférieur à 80 et Benjamin sont nombreuses : épisode maritime, participation involontaire à la guerre, alternance de voyages au long cours et de retours au foyer, et elles ne sont certainement pas fortuites : Eric Roth a signé les deux scénarios.
On pense aussi forcément à "L'Homme sans âge", autre adaptation d'une nouvelle traitant d'un personnage qui rajeunit et des effets du décalage croissant avec ses proches, même si le traitement est très différent : Coppola s'exprime dans le registre du conte philosophique gothique, Fincher dans celui de la fable romanesque dans la plus pure tradition hollywoodienne. La première partie, la plus réussie, alterne le grave comme la vision des cercueils rapatriés de l'Argonne annonçant ceux qui reviennent d'Irak, et le léger, comme la séance d'exorcisme pratiquée par un prédicateur noir ou les péripéties de la vie de la maison de retraite. La seconde partie, moins surprenante, raconte le long chassé-croisé entre Daisy et Benjamin qui ne vivront le bonheur que quand leurs évolutions temporelles se croiseront à mi-chemin. David Fincher fait alors appel de façon un peu trop voyante aux grosses ficelles de l'émotion, aidé par la musique d'Alexandre Desplat, mais ça marche quand même, certes de façon intermittente.
Plus consensuel que pour "Zodiac", David Fincher n'en signe pas moins une oeuvre originale et multiforme à la réalisation brillante, où les effets spéciaux se concentrent sur l'humain et non pas sur la technologie futuriste, et où Brad Pitt et Cate Blanchett par la qualité de leur jeu réussissent à rendre vraisemblable cette étrange histoire.
http://www.critiquesclunysiennes.com