Pas la peine de chercher davantage : voici le film appelé à rafler la majorité des Césars 2010, à commencer par celui du meilleur film, certainement celui du meilleur acteur dans un second rôle pour Michael Lonsdale et peut-être celui du meilleur acteur pour Lambert Wilson. A moins que ne sorte une merveille absolue d'ici décembre, une telle récompense ne serait -ne sera- que méritée, tant "Des Hommes et des Dieux" fait partie de ces rares films dont on sait immédiatement qu'il s'inscrira de façon tenace dans son souvenir.
Pourtant, le cinquième film de Xavier Beauvois n'est pas une oeuvre facile ; je dirais même qu'elle se mérite, en témoigne a contrario le nombre de spectateurs qui ont illuminé la moitié de la salle lundi dernier pour regarder l'heure sur leur i-phone chaque fois que les moines entonnaient un chant liturgique, alors qu'il s'agissait de personnes a priori motivées puisqu'elles assistaient à une avant-première. Cependant, ne pas prendre le temps d'écouter ces chants manifeste un double contresens : c'est ne pas comprendre l'importance de la règle cistercienne dans la vie de cette communauté et dans ce qui va guider son choix, et surtout se passer d'un certain nombre de clés dans un film par ailleurs peu bavard : quand les frères se retrouvent pour célébrer la nuit de Noël après la première intrusion des islamistes armés dans leur monastère, leur chant proclame en écho à la violence qu'ils viennent de subir"rien n'existe hormis ce lieu d'espoir en ruines", ce qui résume le coeur du débat qui va naître entre eux.
De même, la sourate du coran que déclame l'imam du village durant la fête à laquelle assistent les moines dit "Nous ne faisons aucune distinction entre ses messagers", et implore "Ne nous impose pas ce que nous ne pouvons supporter". Car les moines et les habitants de la région vivent en symbiose, à tel point que quand un des frères dit au chef du village pour justifier leur départ éventuel, "Nous ne sommes que des oiseaux sur une branche" sa femme rétorque "Non, vous êtes la branche, nous sommes les oiseaux". La première demi-heure du film montre à la fois la journée monastique rythmée par les sept prières, l'étude, le scriptorium et le travail, et la place des moines dans le village, où ils exercent les fonctions de médecin et d'écrivain public. Cette harmonie est suggérée par la prédominance des plans larges et de la caméra fixe.
La première irruption de la violence de la guerre civile se manifeste par la narration de l'assassinat d'une jeune femme dans un bus que fait le chef du village à frère Christian. Puis tout de suite après, la scène ultra-violente, filmée caméra à l'épaule, de l'égorgement de plusieurs ouvriers croates coupables d'être chrétiens. Je profite de l'évocation de cette scène pour réfuter l'accusation lue dans un commentaire sur internet d'un soi-disant déni de l'implication de l'armée dans la mort des sept moines. Outre que le sujet du film n'est pas l'assassinat des trappistes, mais le cheminement qu'ils vont emprunter pour accepter ce sacrifice, cette accusation montre surtout que l'auteur de ce commentaire ne comprend rien au langage même du cinéma : que suggère la quasi identité de l'irruption des terroristes sur le chantier, et toute de suite après de celle de l'armée dans le village ? Et que signifie ce très long plan du monastère filmé depuis un hélicoptère de l'armée, avec la mitrailleuse au premier plan, monté en parallèle avec les frères surpris en pleine prière par le bourdonnement assourdissant, et qui se regroupent comme un pack de rugby pour affronter une menace ?
Le recours à la science du cinéma par Xavier Beauvois apparaît aussi dans la façon qu'il a de filmer les moines. Le premier débat sur le départ ou non, celui qui révèle les dissensions entre eux, est filmé en plan large, avec une suite de champ-contrechamps en plan moyen sur chacun quand il donne son avis. Puis le film bascule lors du second débat, avec un lent travelling avant sur Christian alors qu'on sent qu'il vient de prendre sa décision définitive. Dès lors, tous les moments importants seront filmés en plan très rapprochés, comme cette scène formidable où frère Luc interrompt le rituel du repas en glissant une cassette du Lac des Cygnes et apporte deux bouteilles de vin, et Xavier Beauvois filme alors cette dernière Cène par un travelling erratique attrapant à la volée l'émotion de chacun des moines.
Soulignons d'ailleurs qu'il s'agit de la seule musique, intégrée dans le récit, avec les chants liturgiques, et que cela nous apporte une nouvelle fois la preuve qu'il n'est pas obligatoire d'avoir recours à un orchestre symphonique pour susciter l'émotion du spectateur. Il est d'ailleurs curieux que la 7° de Beethoven ait été glissée sur la Bande-Annonce, mais après tout, les règles de la B.A. sont différentes de celle du film lui-même... On sent à chaque seconde de "Des Hommes et des Dieux" combien les acteurs étaient imprégnés de la puissance du sujet, et tous sont formidables d'humanité, avec une mention spéciale pour Jacques Herlin l'agnostique qui incarne un frère Amédée lumineux, et pour Michael Lonsdale le croyant qui montre combien humilité n'est pas synonyme de niaiserie, particulièrement quand il sort du bureau de Christian en cabotinant malicieusement "Laissez passer l'homme libre".
Ce film, qui aurait aussi pu s'appeler "N'oublie pas que tu vas mourir", représente une véritable moment de grâce. A la fois par son sujet, qui dépasse largement le seul message chrétien, mais aussi parce qu'il nous confirme s'il en était besoin qu'il peut exister un cinéma d'auteur à la fois exigeant et populaire (près de 100 000 spectateurs en première journée). Meilleur film français de l'année, et largement sur le podium des sorties 2010, "Des Hommes et des Dieux" confirme que Xavier Beauvois est un des réalisateurs majeurs de son époque.
Critiques Clunysiennes
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