C’est en prenant ses distances avec les repères peut-être trop rassurants (paradoxe avec leur nature hors normes) du cinéma fantastique qu’on lui connaît, que David Cronenberg redonne à des thèmes récurrents – l’identité humaine, son immuabilité discutable... – une vigueur et une pertinence renouvelées. Le regard du cinéaste sur la violence, sa faculté de filmer le changement sur un visage ou un corps, injectent dans une banale intrigue de thriller de série B une forte dose de trouble et de questionnements qui font d’ " A History of Violence " un film à la déviance salutaire.
Ce qui interpelle dans le film, ce sont tout autant les accès de violence qui perturbent le tranquille tableau initial que le processus imperceptible qui les amène : les deux aspects s’avèrent également effrayants. Comme souvent chez Cronenberg, c’est une violence sèche qui flirte parfois avec le grotesque dans ce qu’elle fait subir à l’intégrité physique de ses sujets : qu’on pense à " Scanners " et cette tête qui explose comme une citrouille, excepté qu’ici les sévices faits à la chair restent d’un glaçant réalisme. La complaisance risquée à chaque scène n’a pas le loisir de s’installer, toute tentation d’en jouir ou même d’en sourire complaisamment reste figée dans la gorge du spectateur. Ces scènes dévoilent pour le coup une sensibilité inattendue, car ce sont de rares occasions, dans le cinéma récent, où la violence est représentée au plus près de sa douloureuse réalité, sans qu’on cherche à en atténuer ou à en outrer l’impact. Mais c’est surtout le contexte où elle éclate qui génère le trouble et alimente la réflexion du cinéaste sur la nature humaine : le fait qu’un même personnage passe en cinq secondes, sans transition ni signe avant-coureur évident, d’une relative inertie à une puissance physique meurtrière, avant de reprendre sa position initiale. La sobriété de la mise en scène de ces changements d’état, qui ne ressent pas le besoin de les annoncer ou d’en justifier l’ampleur, amène de façon naturelle le doute sur la nature du héros et de la force qui l’habite : capable de caresser d’une main et de broyer de l’autre, quel genre d’homme est-ce là ? Ce n’est pas le moindre des mérites de Cronenberg que d’avoir fait de cette idée même – l’appartenance au genre humain de cette dualité de comportement – une matière de cinéma.
C’est avec la même maîtrise mesurée que le cinéaste nous attache au cheminement de ce personnage à l’identité incertaine et aux contours de moins en moins discernables, corps en marche dont on ne suit finalement rien d’autre que la mutation vers un résultat indéfinissable que la dernière scène ne suffira pas à éclaircir. Car les deux apparences qu’il présente ne cohabitent pas paisiblement. Elle sont d’abord soumises à la diversité de leurs origines possibles qu’on évoque, flirtant parfois avec le fantastique : vie secrète ? dédoublement de personnalité ? substitution ? Surtout, au fil de la quête du héros pour sauver à la fois sa famille et son identité – quelle qu’elle puisse être –, la dichotomie entre ses deux personnalités devient moins en moins évidente, chacun de ses agissements, aussi mesuré soit-il, étant désormais entaché d’ambiguïté. Au point qu’au moment de la résolution de ce conflit, on ne sait trop qui, du paisible citoyen ou du tueur glacial, est assis dans ce fauteuil, le visage empreint d’une neutralité menaçante. À propos de visage, il faut dire un mot sur l’apport de celui qui se révèle ici un précieux complice du metteur en scène : Viggo Mortensen. Cet acteur, dont le physique évoque un charme rugueux entamé par un traumatisme profond, a toujours été plus à l’aise dans les rôles de personnages en marge, dans le cinéma indépendant ou les blockbusters (Witness, The Indian Runner) que dans la raide solennité où certains, comme Peter Jackson, ont tenté récemment de le mouler. Il est ici parfait, prêtant son jeu discret et son visage anguleux à une remarquable double interprétation de l’apaisement policé et de la brutalité la plus froide, composant une nouvelle occurrence du héros cronenbergien déchiré entre normalité fuyante et aberration fascinante.