« Si j’essaie de me remémorer, je m’invente. (…) JE SUIS UN ETRE FICTIF. (…) Moi, suis orphelin de MOI-MEME. » Ces mots glanés sur une page du Livre brisé, « autofiction » écrite par Serge Doubrovsky, cristallisent quelques-uns uns des écueils mais aussi des enjeux de l’entreprise autobiographique. Celle-ci – de Saint-Augustin à Appelfeld – s’apparente autant à un effort de mémoire qu’à un effort d’écriture. La création du je se substituant parfois à l’expression du je.
Le cinéma, à son stade de conception comme à celui de projection, semble quant à lui se situer, par rapport à la littérature, à un degré plus proche de la réalité mais aussi du rêve (quasi-ubiquité des plans) et donc de l’expérience humaine. Le film autoréférentiel1 ne saurait cependant s’affranchir du fictif (fictus, p.p. de fingere : feindre), qu’il cultive d’ailleurs vertueusement.
Comme l’atteste le montage kaléidoscopique de Tarnation2, réalisé par Jonathan Caouette (31 ans), où se bousculent nerveusement photographies, messages de répondeur téléphonique, enregistrements audio, clips, extraits d'émissions de télé et bien sûr des lambeaux de films super-8 et de séquences vidéo, le tout accumulé par l’auteur depuis l’âge de dix ans. Des images heurtées, découpées, déchirées, recousues de cicatrices, à grand renfort de titres, intertitres et sous-titres qu’accompagne une bande sonore mêlant rock et cris, off et in, rires et pleurs. Les 160 heures de films initialement vouées à un usage strictement privé doivent leur sortie en salle (sous un format d’1 h 30) à l’insistance de ses proches et au parrainage de Gus Van Sant. Mais surtout à l’amour d’un fils pour sa mère – cette dernière venant tout juste de subir une overdose de lithium – élément originel et fondateur.
Caouette part dès lors en quête des sources du mal de sa mère, de son mal à lui. Pour cela il enfante une œuvre (fantasme de l’auto-engendrement) dont il est à la fois le père et le fils, l’auteur, le narrateur et l’acteur. Récit des origines3, récit d’avant la naissance : au commencement étaient Rosemary et Adolph qui donnèrent vie à la mère de Jonathan, Renée Le Blanc, dont la beauté fit d’elle l’égérie des photographes. Puis survient la chute. S’ensuivent la paralysie, les premiers électrochocs, la fuite de Steve Caouette du domicile conjugal peu après la naissance de Jonathan, les séjours répétés de sa mère en hôpital psychiatrique, devenue maniaco-dépressive, des familles de placement qui battent l’enfant, et les grands-parents à qui incombent désormais la tutelle. La personnalité du jeune Jonathan s’en trouve alors exacerbée : une homosexualité qui se dévoile dès le plus jeune âge, un dédoublement de la personnalité (confusion du réel et de l’irréel) se manifestant par un goût effréné pour le travestissement et le théâtre d’une part, le cinéma de l’autre. « Gamin, ma caméra était un bouclier et une illumination », confie-t-il.
Le résultat, troublant, proche de l’onirisme est un portrait d'écorché vif, décomposé, démultiplié et se livrant en pâture à une folie à la fois exhibitionniste et cathartique. L’œuvre, comme chez Montaigne se veut le lieu unitaire et syncrétique du volubile, du discordant, de cette mosaïque de je et de tous ces monstres qu’elle entend brider alors même qu’elle les a engendrés.
Toutefois, dans ce chaos sonore et visuel s’immiscent des plages lentes et silencieuses. Comme cette scène où Jonathan, s’avançant calmement en direction de Renée endormie sur un canapé, vient poser son doigt sur la partie supérieure de la lèvre de sa mère. Echo à la narration du grand-père sur les anges qui effectuaient un geste similaire sur êtres avant qu’ils s’incarnent, leur faisant oublier leur vision idéale et divine. Oublier, simplement.