J'ai voulu revoir le film hier soir, pensant être totalement passé à côté la première fois, il y a 4 ans. Mais le DVD ne marchait pas.
Je me réveille cet après-midi, me demandant quel film je peux bien voir. J'aperçois le DVD de Rois et Reine sur mon bureau, je me dis qu'il faut peut-être que je réessaie. Je réessaie donc, et comprends immédiatement pourquoi ça n'avait pas marché la veille, le DVD était un peu sale. Je le frotte donc un peu, et comme après avoir frotté une lampe magique, un génie sort de sa cachette, et il s'appelle Arnaud Desplechin.
Rois et Reine est un film monstrueux. Dans le bon sens du terme bien sûr. Il brasse les genres et les tons, les styles et les rythmes avec un talent évident, et on ne ressort pas indemne d'un tel film. Mais alors comment en parler puisque le choc qu'il provoque empêche forcément d'être objectif ?
Tant pis, ne le soyons pas.
La polyvalence du film, sa volonté d'aller un peu partout, de multiplier ses effets, est un signe extérieur de gourmandise. Mais chez Desplechin ça n'est pas un vilain défaut tant l'auteur conjugue à merveille les divers éléments de son film. Ce qui impressionne - entre autres - c'est cette capacité à faire correspondre fond et forme(s), à donner le sentiment d'une osmose totale entre choix de mise en scène et récit, entre la technique pure et ce qui nous est relaté. Il y a bien sûr ce montage d'une fluidité extrême, faisant passer le film d'un personnage à un autre, établissant des correspondances entre eux, ou bien faisant ressortir leurs différences. Il réussit à retranscrire la complexité de l'être humain, et sa manière de passer avec la plus grande simplicité d'une séquence à l'autre va dans ce sens : être humain, c'est avoir cette possibilité de passer du rire aux larmes, de subir la transition sans " problème ". Dans son élan généreux, le film embrasse donc toutes les émotions, qu'elles soient heureuses ou pas. Mais il n'est pas manichéen puisque chacun des personnages connaîtra différents stades d'humeur, goûtera à la tristesse avant de reprendre espoir, sera totalement fragilisé avant de repartir de l'avant. Ou l'inverse, à l'image de la séquence la plus cruelle du film, celle où le père de Nora lui dit tout le mal qu'il pense d'elle. Et elle, tombe subitement de son piédestal, se prend une terrible réalité en plein visage. Mais forcément elle s'en relèvera, ou du moins diluera-t-elle sa tristesse grâce au temps et surtout, parce que d'autres événements se produiront et qu'ils occuperont davantage son esprit. Desplechin montre merveilleusement bien cela, soit cette manière dont nos vies avancent malgré tout, se renouvelant en se nourrissant de tout ce qui finalement sera une partie pleine de notre expérience, et pas quelque chose d'insurmontable. Rois et Reine apparaît alors comme un film plein de sagesse, qui montre aussi l'inouïe complexité de l'être humain.
Sagesse donc, alors on pourrait penser que tout cela est très posé. Mais non, les paradoxes du film ont déjà été évoqués, un autre exemple de cela étant la perpétuelle vigueur formelle de l'oeuvre. La caméra ne tient jamais - ou très peu - en place. La gourmandise et la soif de Desplechin contaminent la mise en scène, et la caméra semble vouloir tout prendre, tout filmer, repoussant totalement les capacités démiurgiques de la machine cinéma. Et là, encore une fois, on se dit que forme et fond s'épousent dans un mouvement harmonieux : si la caméra est tellement à l'affût, si son ambition est telle, c'est que les gens qu'elle filme renferment en eux une richesse, d'émotions et de caractères, de réactions et de psychologie. Il faut vouloir tout filmer parce qu'il y a donc beaucoup de choses à filmer et que la profondeur des protagonistes ne peut que provoquer une telle envie de tout découvrir. Cette richesse n'est d'ailleurs pas que visuelle, elle s'avère aussi purement narrative. Les scénaristes alternent les époques, font se répondre passé et présent comme pour confirmer ce qui a été dit plus haut, soit que ce que nous avons vécu - malgré l'éloignement temporel - a des répercussions évidentes sur le présent, sur l'identité et les personnes que nous sommes, ou que nous construisons en permanence. L'intelligence première de Rois et Reine est donc sa richesse, sa profusion de détails et de strates qui construisent à la fois son intrigue et ses personnages.
Je finis en ne parlant pas d'Amalric et de Devos.
Simple et complexe, fluide et profond, dense et souple, et porté par une grâce de tous les instants, Rois et Reine est un véritable tourbillon, qui bouleversera même ceux ou celles qui n'ont aucune âme. Grandiose.