Des rois, une reine ? Les femmes semblent clairement être en infériorité numérique, à en croire le titre du film de Desplechin. En même temps, nous rappelle Ismaël, le personnage joué par Matthieu Amalric (notez la consonance épique et historique du nom), elles n'ont "pas d'âme".
Mais, l'unicité de la reine s'explique peut-être par le fait que Nora, incarnée (à merveille, on en reparlera) par Emmanuelle Devos, entretient des relations complexes avec les hommes, les rois. Elle en a aimé quatre, affirme-t-elle dans l'épilogue : son premier mari Pierre, Ismaël, son nouveau fiancé Jean-Claude et, bien entendu, son fils Elias.
Autant dire que Rois et reine parle d'amour, mais sa manière d'aborder le sujet est loin d'être anodine. La mise en scène, inscrite dans un artifice absolument jouissif, suit les caprices du cinéaste : elle se permet le recours au témoignage, comme dans le somptueux Saraband de Bergman, le flash-back, voire l'onirisme tant on peut se questionner sur la réalité de ce qui nous est montré.
Rois et reine a cette singularité, commune à certains grands films (Eyes Wide Shut, Sueurs Froides) d'adopter pleinement le point de vue des personnages. Mais, justement, la pluralité des protagonistes permet de maintenir une distance nécessaire entre le spectateur et la fiction, distance qui paradoxalement le communie avec eux.
Les personnages, parlons-en. La caméra de Desplechin pose un regard très juste sur eux. Ils sont fragiles, généreux, pleins, parfois égoïstes, souvent faibles et gauches. À vrai dire, leur maladresse les humanise, comme chez Rohmer.
L'identification complète, la communion entière avec les protagonistes est permise par le parfait équilibre que trouve le film entre l'abîme psychologique et la dérision, le sérieux et la folie, la gravité et l'humour. On se croirait parfois presque dans les grands films de Woody Allen, où la mélancolie naît de la légèreté et parvient à la suppléer.
Mais Desplechin est paroxystique dans l'emploi de ce procédé, puisqu'il réussit à dévoiler les troubles existentiels des trublions qu'il met en scène dans des scènes d'une drôlerie phénomène tout en exhibant une sensibilité.
Oui, Rois et reine est un film bouleversant, sublime dans sa singularité de jouer avec les codes et l'ambition du film-fleuve sans jamais devenir indigeste.
C'est un Cinéma qui se vit, à la fois discret et puissant, dont la pleine proximité est assurée par des comédiens absolument renversants : Amalric, grand acteur s'il en fût, est absolument génial, parfois pudique, souvent malade. Quant à Devos, elle dévoile une fragilité toute "Nouvelle vague" qui ferait rougir de honte Anna Karina.