C'est bien connu, les tueurs en série ont toujours inspiré le cinéma. Le Zodiac, Landru, Jack l'éventreur... tous ont eu droit à une adaptation cinématographique. Ici, Bong Joon-ho se penche sur ce tueur sud- coréen, qui assassina et viola dix femmes dans un rayon de deux kilomètres, de 1986 à 1991. De ce fait d'hiver, le réalisateur en a tiré un film remarquable et inattendu.
Dossier? Peut-être, mais pas de la manière dont on l'entend. Le film retrace certes la traque de ce meurtrier par quelques flics, mais on aurait tort de le comparer par exemple au "Zodiac" de David Fincher (excellent, par ailleurs) qui, lui, est un véritable dossier. Dans ce film, une liberté totale dans ces deux heures s'offre à nous, car Bong Joon-ho se livre non pas à un dossier véridique, mais à un dossier de la mémoire. Est-ce que ces événements se sont-ils vraiment passés? Est-ce que la rivalité entre les flics existait-elle? Peu importe, c'est comme cela que l'histoire nous est racontée.
"Memories of murder" correspond aussi à une descente. Une descente en enfer pour ses personnages, ses spectateurs, pour tous. Un lent crescendo a lieu et s'opère au rythme des morts. La chose qui frappe dans ce film, c'est l'évolution. Les personnages évoluent, leurs convictions se fissurent, leur véritable visage apparaît... Traitement identique fait au caractère de l'intrigue. Le film amorce un véritable looping: un début (assez calme) ponctué de scènes comiques (comme celle du sauna) qui bascule lentement dans une deuxième partie tragique où les meurtres se démultiplient.
Meurtres commis par l'un des serials killers les plus terrifiants que le cinéma nous a livrés. On ne verra (peut-être) jamais son visage. Un être insaisissable, dont la présence hante le film et se vaporise sur ces incroyables décors ruraux (vent se levant sur des arbustes à l'évocation des meurtres). Un assassin qui ne semble exister que par les actes qu'il commet, suivant un rituel obsédant (ce meurtrier attaque des femmes habillées en rouge les jours de pluie, bercé par une seule et même chanson). Mais Bong Joon-ho refuse de nous livrer un nouveau John Doe, charismatique et bien vivant. A la limite, le tueur de "Memories of Murder" existe-t-il? On ne peut s'empêcher de se poser la question, surtout quand on connaît l'idée géniale qu'a eue le metteur en scène: confier à différents acteurs le rôle de l'assassin (enfin, devrais-je dire le rôle du dos de l'assassin). Tout cela prouve le peu d'importance du vérisme des situations. Cette incarnation du mal l'intéresse moins que les flics qui la traquent.
Deux conceptions s'offrent à nous, incarnées par les deux inspecteurs principaux. D'un côté Park Doo-Man (joué par Song Kang-ho, acteur fétiche de la Nouvelle Vague Coréenne), le campagnard, flic plutôt ripoux, prêt à tout pour obtenir un coupable et des aveux (recourt à la torture et à la menace), presque grotesque à force de considérations foireuses. De l'autre, Seo Tae-yoon, le "bon" flic, celui des villes, qui mène l'enquête consciencieusement. Une repartie qui pourrait sembler facile, mais, là encore, c'est avec grande finesse que le réalisateur décrit ses personnages. Sans jamais vraiment prendre parti, Bong Joon-ho prouve qu'il faut se méfier des apparences, que les caractères peuvent s'inverser et que l'honnêteté est mise à rude épreuve face au mal. Ces changements se nouent au fur et à mesure que la fatigue commence à se faire sentir chez les flics, au départ si sûr d'eux.
Et puis arrive alors le dénouement. Et c'est sans aucun doute l'une des fins les plus réussies du cinéma. Il y a en vérité deux dénouements: la fin et l'épilogue. Et je préfère prévenir le spectateur: il faut pouvoir contenir le trop-plein d'émotions qui se libère de ses deux scènes. La première perturbe en détruisant toutes nos convictions. Les rôles s'inversent et la violence règne, une violence d'autant plus terrible qu'elle se révèle complètement inutile. Ici, les qualités plastiques dont font preuve Bong Joon-ho et son chef op' Kim Seon-min atteignent leur perfection, notamment le temps d'un plan, dans un tunnel. Quand à l'épilogue, qui n'était narrativement parlant pas nécessaire, c'est une petite gourmandise du réalisateur, qui nous fait un pied de nez assez éprouvant. Que retient t-on finalement de cette fin ? Un profond sentiment de tristesse, presque de gâchis
car on ne saura jamais qui est le coupable (idée respectueuse du fait d'hiver). Il ne faut pas cependant s'y tromper, cette absence d'explication n'est pas gratuite et le réalisateur, qui sait que le spectateur est exigeant, nous laisse deviner, par la vacuité de l'enquête et de certaines pistes que le coupable ne sera jamais arrêté.
Cette fin n'est donc pas brusque, mais au contraire tout-à-fait logique par rapport à l'ensemble du film. Il convient de visionner plusieurs fois le film, avant de voir le caractère entièrement rationnel de l'intrigue.
Voici, en conclusion un film fort intelligent d'un réalisateur fort intelligent (et il frappa fort une nouvelle fois avec "The Host", bon film d'épouvante sorti en 2006). Intelligent parce qu'il n'est pas chose aisée aujourd'hui de renouveler le film criminel. Classique dans l'intrigue, le film délivre de splendides séquences et une description minutieuse du monde de la police coréenne. Drôle souvent, et c'est presque une aubaine, tant on risquerait d'être écrasé par la mélancolie et la nostalgie (car oui, c'est bien de la nostalgie qui semble habiter Park Doo-Man dans la dernière scène) qui perce dans ce très grand polar. A noter pour finir une émouvante partition musicale de Tarô Iwashiro.