Pas de doute, Depardieu était fait pour ce rôle, lui qui incarnait si bien l'acteur, dans sa dimension théâtrale et totale. Dans le rôle de Cyrano, ce poète bretteur éperdument amoureux de sa cousine, il trouve chaussure à sa botte, joue sans retenue, comme il aimait le faire sur les plateaux comme en dehors. C'est triste de parler ainsi au passé, mais à moins d'un projet consacré à le réhabiliter, à casser l'image que ses frasques et l'incompréhension des français pour son parcours et sa sensibilité ont forgée, jamais plus on ne verra Depardieu au niveau où l'avait porté Cyrano. D'ailleurs, c'est sans doute parce que ce film l'avait élevé au rang de véritable représentant de l'art à la française, dans sa dimension historique et testamentaire d'une tradition de lettres nationale, que les gens en veulent tant à l'acteur d'avoir coupé les ponts avec ce pays qui l'avait adoubé et porté en triomphe. On retrouve ces traits de caractère dans Cyrano, l'image d'un homme qui avance contre vents et marées, portant haut et fier comme un étendard le panache qu'il chérit plus que tout. Et la mise en abyme qui se crée involontairement entre l'acteur et son personnage rend la prestation d'autant plus saisissante. Déjà à l'époque, le rôle était taillé sur mesure, comme je l'ai déjà dit, du fait de la structure en vers nécessairement conservée (le personnage est un poète, comment aurait-on pu le couper de sa poésie enlevée et frénétique ?) qui permettait à Depardieu, lui l'amoureux des mots que son enfance modeste ne lui avait pas donnés, de se régaler avec passion de ces rimes dont on le sent presque habité. Le rôle d'une vie, qui aurait pu (dû, peut-être ?) lui valoir un Oscar, si des déclarations diffamatoires n'avaient pas terni son image quelques temps avant la cérémonie. Quelque part, tout ça fait sens ; comme Cyrano, Depardieu aura revêtu l'habit de l'artiste bafoué et incompris. Et heureusement, une pluie de Césars a compensé cette tâche sur la réputation de l'acteur. Sinon, Cyrano est très bien mis en scène, et bien photographié. Formellement, il réussit le pari de se montrer aussi vivant que son texte, mis à part dans une dernière partie qui faiblit un peu. On peut avoir du mal avec les vers, mais c'est un parti pris qui a au moins le mérite d'aller chercher très loin le souffle qui finit par balayer sur ce destin hors du commun. Plus qu'une tragédie individuelle, Cyrano de Bergerac est même celle de la condition humaine, de tout ce qui nous manquera un jour pour accéder à la pleine réalisation de nos amours et de nous-mêmes : la beauté, l'esprit, la jeunesse. Et en confiant la responsabilité de porter le symbole de tout ce qui se refuse à nous à un homme éloquent, intelligent, escrimeur inégalé, qui aurait pu figurer à la place d'honneur des mousquetaires de Dumas ; un homme de légende, en somme, Edmond de Rostand nous disait avec force combien ces récits mythiques sont inacessibles et idéaux. Il avait compris, en somme, que les tragédies sont celle des simples hommes, avant d'être celles des rois et des reines du modèle antique. Une belle adaptation, qui vieillit bien et est restée aujourd'hui comme l'un des films qui a le plus marqué le public hexagonal ces trente dernières années.