Avec Belle de Jour, Luis Buñuel s’offre l’apothéose de la frustration sexuelle. Séverine (Catherine Deneuve) devient le symbole de la filmographie du tendancieux cinéaste espagnol : alliant beauté, faille, bourgeoisie et perversion. Obnubilé par la question du désir – d’autant plus celui inavouable –, Buñuel réduirait-il son personnage à ses fantasmes en l’asservissant à ses troubles ?
L’insatisfaction sexuelle de Séverine, résultant d’un attouchement durant son enfance que Buñuel évoque succinctement au détour d’un songe, est paradoxale. S’oppose ainsi une vie réelle dans laquelle elle repousse les avances d’un mari qui par un comportement de gentleman bourgeois tend vers la niaiserie, et les désirs enfouies à la limite du masochisme dans laquelle son corps en malmené. Cependant au-delà de la perversion, Séverine apparaît comme la « dernière des Romantiques ». Peuplant ses fantasmes de landau et de châteaux, elle se place au sein même des codes de l’amour courtois des récits chevaleresques. N’est-ce pas pour son honneur et son désir que se batte Pierre (Jean Sorel) – le prince (trop) charmant – et Henri (Michel Piccoli) – l’envoûtant cavalier noir – pendant qu’elle est attachée à un arbre comme l’objet de convoitise qu’il faut sauver ? Elle endosse même au détour d’un de ses délires de plus en plus ancré dans la réalité le costume mortuaire d’un Comtesse. A la manière d’une Bovary ne pouvant plus distinguer réel/fantasme, elle se refuse le rôle de Marquise auprès d’un des clients de chez Madame Anaïs ne pouvant jouer un rôle d’elle-même.
Séverine se retrouve également dans le romantisme allemand dont elle partage les sentiments à vifs et la place du « moi ». C’est seule qu’elle semble toujours avancer, se souciant peu des gens qui l’entoure et finalement se servant des autres pour répondre à ses fantasmes intérieurs. Chez Madame Anaïs, elle choisit en quelque sorte les clients et inverse alors la logique de la prostituée. Pour ça, elle se montre soit frigide et farouche, soit câline et avenante. Séverine cherche finalement à travers ses fantasmes à vivre une passion issue d’un imaginaire enfantin de l’amour fusionnel. Ainsi, si son corps est malmené dans ses fantasmes, c’est pour répondre à cette quête de fougue et de désir brutal. Elle tente de percer la façade de l’aristocratie, ce qu’elle entrevoit chez Henri et ce qu’elle trouve dans la rudesse de Marcel (Pierre Clémenti), son amant.
Belle de Jour, pseudonyme aux airs de conte de capes et d’épées, est donc comme la bête des passions qui sommeille dans le ventre de Séverine pour rependre l’image platonicienne du désir. S’oppose ainsi clairement ce qu’elle vit (Séverine) et ce qu’elle voudrait vivre (Belle de Jour). Belle de Jour devient alors une œuvre initiatique, celle du corps. Si Buñuel trouve un écho plus favorable à ses perversions chez la Bourgeoisie, c’est parce que il y trouve l’hypocrisie des conventions qui se délie au sein de la chambre et dont les domestiques sont alors les témoins muets. Belle de Jour dévoile ainsi les limites des conventions puisque l’individu ne s’explique non pas par un ensemble de règle de savoir-vivre mais par ses désirs et ses pulsions. Si Séverine semble plus « vraie » et même plus heureuse lorsqu’elle prend part au bordel de Madame Anaïs, c’est parce qu’elle met en adéquation ce qu’elle est profondément et ce qu’elle doit être. La prostitution est dont l’éducation du corps, et donc du l’homme véritable. En schématisant, elle s’ouvre au monde de la manière qu’elle ouvre ses cuisses.
Sulfureux, Belle de Jour tient sa réussite du regard que porte Luis Buñuel sur ses personnages. Ne les jugeant pas et n’usant d’aucune morale, le cinéaste dévoile progressivement ses personnages en ne privilégiant aucun manichéisme. Pas de mauvais, pas de bons. Chaque personnage dispose, comme finalement dans la réalité, d’une part d’ombre souvent caché. Le jugement ne vient donc pas des spectateurs conquis à la beauté de Catherine Deneuve, mais des personnages qui jugent avec le poids de leur propre défaut perdant ainsi une légitimité.