Je n'ai pas lu le roman de James Ellroy et je ne pourrais donc pas me prononcer sur la fidélité du film au livre. Certains critiques affirment que la noirceur et le pessimisme du roman ne se retrouvent pas à l'écran. Eh bien, qu'est-ce que ça doit être... L'histoire est complexe, et les procédes narratifs choisis ne cherchent pas à simplifier les choses, loin de là. Il y a une multitude de personnages, et les fausses pistes s'entrecroisent avec les vraies, finissant par devenir vraies à leur tour, de coups de théâtre en surprises. Nous ne ferons pas l'injure à Brian De Palma (contrairement à Jacques Morice dans Télérama) de penser un instant qu'il n'ait pas voulu cette opacité de l'intrigue. D'une part parce que nous nous retrouvons sur le même plan que Josh Hartnett (présent à l'écran d'un bout à l'autre), les intuitions en moins ; et d'autre part parce que visiblement, le réalisateur de "Scarface" s'est intéressé à bien d'autres choses, et nous avec.
De Palma a trouvé dans cette intrigue inspirée d'un fait divers réel (et par l'assassinat de la mère d'Ellroy quand il était enfant) matière à illustrer une nouvelle fois ses obsessions : le voyeurisme et le viol de l'intimité, les faux-semblants et les signes, le plaisir de la citation. Dans un Los Angeles reconstitué à Budapest, il se met derrière une caméra virevoltante pour suivre les errements de ses personnages. La virtuosité n'est jamais gratuite, elle sert la narration : quand les deux coéquipiers se font tirer dessus, elle bascule en même temps que Bucky sauvé par son ami ; ce n'est que plus tard que nous découvrirons avec Bucky que ce basculement nous aura fait rater un point de vue essentiel sur les événements.
Plus que jamais, Brian De Palma cite avec à propos son maître Hitchcock : Scarlett Johansson coiffée comme Grace Kelly ou Kim Novak, la présence menaçante de corbeaux, jusqu'à la chute de deux corps dans une cage d'escalier tout en profondeur, réplique de la chute dans le clocher de "Vertigo". Vers la fin, il va même chercher du côté de l'expressionnisme allemand, de "Nosferatu" ou de "M le Maudit". Et que dire de ses propres citations, avec un personnage défiguré joué par William Finley... qui incarnait il y a plus de trente ans Winslow Leach dans "Phantom of the Paradise" !
Il joue sur le montage interne et la profondeur de champ pour nous montrer plusieurs actions et des points de vue différents dans une même image, repassant une même scène plus tard dans le film pour souligner un aspect que ni le héros ni le spectateur n'avaient capté, utlisant à foison les distortions et projections de l'image, depuis un meurtre en ombres chinoises jusqu'aux bouts d'essai du Dahlia noir, où Mia Kischner est contrainte de se dévoiler devant un voyeur hors champ dont on n'entend que la voix, justement celle de Brian De Palma (Notons d'ailleurs la ressemblance de John Kavanagh qui joue un affreux absolu avec le réalisateur lui-même, détournement du principe hitchcokien de l'apparition)...
Les acteurs sont à la hauteur du brio de la réalisation : Josh Hartnett, qui a bien grandi depuis "Virgin Suicides", Scarlett Johansson, glamoureuse à souhait, Aaron Eckhart ("Thank you for smoking") qui joue parfaitement l'ambiguité de son personnage, et Hilary Swank ("Million dollar baby") en fille à papa nymphomane. Sans oublier la prestation hallucinante de Fiona Shaw (pour les afficionados d'Harry Potter, c'est elle qui jouait Tante Petunia...), version féminine d'un Joker sous acide. Après un "Femme fatale" bien mièvre, Brian De Palma nous revient au sommet de sa forme, prouvant s'il en était encore besoin qu'il est un des réalisateurs les plus importants de son temps.
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