Sylvain Chomet est addictif à la nostalgie, la vraie , celle des choses qu on n'a pas vécu et où il aurait suffi de presque rien, peut être 10 années de plus, pour qu elles vous apparaissent ,comme un immeuble authentiquement parisien avec un concierge médisant, des salles de catch, des cours de java et un cinéma de quartier imaginé à deux pas du square Montholon.
Pour au moins deux générations (celle nées entre 1955 et 1970), Paris ce sont les années 50 où une capitale asphyxiée, surpeuplée à certains endroits et crispé sur son centre historique, vit ses dernières heures de ville populaire avant le règne des excavatrices, du béton armé et de la gentrification à marches forcées.
S.C. , comme dans les triplettes, manipule ces emblèmes d'un Paris projeté qui l obsède depuis son enfance et se substitue à ses propres souvenirs: son quotidien c est le passé d'avant sa naissance , sa réalité des personnages animés sortis d'un bureau d'écolier de 1950.
Dominé par le néant, son personnage, un pianiste aphasique et dont la situation d'orphelin reste un mystère, va se livrer incidemment à un travail d'anamnèse, sur fonds de joujoux à musiques, de 45 tours invendables et de décoctions d'asperges et dans laquelle la madeleine , puissant agent évocateur chez Marcel Proust, va se retrouver simple adjuvant pour palais sensibles ici.
On arrive alors à cette inversion géniale où les années 70, elles bien vécues par l'enfant, constituent le retour en arrière alors qu'elles sont un bond en avant par rapport au décor de sa vie: ces années 70 , caricaturées à l extrême par des papiers peints, chamarrés de couleurs vives improbables, et par un orchestre de grenouilles anglicisées sous le nom de Frogs. Ce cloaque orangé tranche avec le décor des tantes qui ont recueilli l'orphelin pour le confiner dans un quotidien protecteur où un piano à queue domine un ensemble de toiles et de meubles d'une autre époque, qui n'aurait pas déparé le salon de la duchesse de Guermantes.
La laideur invraisemblable de ces années, la défiguration apportée au pays et à notre culture sera sauvagement massacré par ce piano d'un autre age qui lui résistera à sa chute: dans cette scène présentée comme originelle, le paris ancien et populaire est sanctifié par une chanteuse nommée Moineau, qui entonne un air à la gloire d'un catcheur sur fonds d'accordéon. Malgré tout, elle est également défigurée et sa coiffure et son accent évoquent très perceptiblement Mireille Matthieu, contrefaçon éhontée de la Piaf.
Un film assez sinistre, mais moins lugubre que" l’illusionniste" , avec une fin magnifiée par le grand canyon, celui que l on apercevait tout au début du film sur l affiche du cinéma de quartier: la vie telle qu'on se la représente enfant fait de chevauchées fantastiques dans des grands espaces. Un autre imaginaire, tout autant projeté mais moins régressif que le passé.
Un film inventif et très personnel où Guillaume Gloux ressuscite le jeu de Claude Melki dans l acrobate, le charmant film de Jean Daniel Pollet , que les anciens connaissent.
(j ai fait des phrases longues en hommage à Proust) .