« Le cinéma sonore a inventé le silence. » (Bresson) Et quoi de plus doux que de sentir la caresse duvetée d’une oeuvre cinématographique qui prend le temps d’écouter le silence. Qui prend son temps, épousant le rythme lent de l’un des protagonistes, l’ouvreuse claudicante qui erre pendant toute la durée du film dans les méandres d’un vieux cinéma taiwanais.
A l’intérieur des plans presque immobiles s’étirant jusqu’à épuisement (au confluent de la fixité épurée qui sied à l’œuvre d’Ozu et de l’approche contemplative d'un Gus Van Sant), les personnages traînent mal-être et solitude dans un étrange ballet : un jeune Japonais entré ici vraisemblablement pour se protéger de la pluie, une ouvreuse infirme qui semble partie à la recherche d’un projectionniste absent, les anciens acteurs du film projeté sur l’écran - Dragon Gate Inn de King Hu, classique du cinéma chinois d’art martiaux sorti en 1966 et qui scande le film de Tsai Ming-liang - qui se souviennent…
Ils sont là où l’éphémère voisine avec l’éternel, là où l’on se découvre pour mieux se dérober, entre un passé sans échappatoire et l'instantanéité de ce qui inéluctablement passe. Ils sont là, pareils à des fantômes (« ce cinéma est hanté, il y a des fantômes », dit un personnage, rompant un mutisme de quarante-cinq minutes), derniers vestiges d’une salle avec une foule autrefois abondante.
Epoque révolue qui justifie sans doute la fermeture définitive du cinéma, comme nous l’indique une inscription murale. C’est la dernière séance du cinéma Fu-Ho (« paix et bonheur »), l’ultime compte à rebours (pluie, pas, gouttes, une profusion de sonorités figurant l’écoulement du temps) d’un cinéma qui ne se vend plus, consumé par la logique consumériste, tout juste bon pour une poignée de cinéphiles récalcitrants et à mettre au rayon de la nostalgie.
Ainsi se ferme le cercueil où résonnent encore les grincements des sièges, les sifflements des canalisations, le déroulement de la bobine et le bruit de la pluie au dehors qui bat le bitume et ne cessera jamais de pleurer d’un bout à l’autre du film. Ici chaque recoin, chaque mur, chaque couloir, chaque pièce du dédale se souvient, avec une tristesse contenue, transparaissant de manière infime et subtile. « Plus personne ne va au cinéma » se disent les deux anciens acteurs, deuxième et dernier échange, laconique lui aussi. Ils ont comme traversé l’écran, ils sont passés de la fiction à la réalité, celle des adieux mélancoliques.
Et en dépit des scènes empreintes d’humour (des personnages se soulageant interminablement dans les toilettes, la belle brune qui dévore des pistaches avant de disparaître sous son siège, les vaines tentatives du touriste japonais qui a l’air de se chercher sexuellement), tous ces paumés, ces égarés s’effleurent, sans jamais parvenir à communiquer. Ne reste qu’une salle de cinéma inhabitée, filmée fixement pendant plusieurs minutes, telle une sépulture vide.