-Lorsqu'un homme libre meurt, il perd les plaisirs de la vie, un esclave lui, perd sa misère.
Stanley Kubrick, THE réalisateur américain définitif, a livré avec Spartacus un chef d’œuvre initialement prévu pour être une série B de commande. Dès l'ouverture, portée par une musique orchestrale bellisima, on sent l'ambition qui se dégage de l’œuvre. Le générique qui suit, beau et sobre (sans artifice), nous met déjà des images symbole de l'Antiquité romaine plein les mirettes. On se prépare à un spectacle colossal, long et pourvu de moyens démesurés. C'est le cas, Spartacus nous entraînera dans des paysages grandioses dès la première scène se déroulant sur les crêtes rocheuses d'une mine. De ce côté là, la réussite du film est totale. Mais une richesse extraordinaire qui est loin de se cantonner à l'aspect divertissement d'exception surgit de l'histoire, fidèle à de nombreux points historiques ; de la reconstitution de cette époque de l'Antiquité avec une précision documentaire remarquable (on peut voir des romains écrire sur des tablettes de cire, par exemple), et surtout de la profondeur psychologique des personnages. C'est pour moi la moelle de ce qui fait l'unicité de cette œuvre. Le casting ultra haut de gamme avec Charles Laughton en Gracchus criant de réalisme tant par sa physionomie que par son jeu beaucoup plus mesuré et juste qu'à son habitude, Jean Simmons offre une Varinia débordante de sensibilité et de tendresse qui représente la touche la plus lyrique de l'ensemble tout en restant palpable et humaine, Peter Ustinov campe un marchand d 'esclave du genre lèche botte et escroc avec conviction, et pour tout les autres on est également dans le domaine de l'excellence. Quant à Kirk Douglas et à Laurence Olivier, ce sont les vrais stars du film, le premier étant magnifié par la photographie qui s'exprime par de superbes tons ocres. Son visage semble être en terre cuite, mais animé d'une humanité profondément touchante. En effet, Spartacus n'est pas un héros, moi qui m'attendais à en voir un, il ne s'agit pas non plus d'un héros à visage humain, mais bien d'un homme qui accomplit des actes héroïques. C'est là où je voulais en venir, à ce qui symbolise pour moi la grande intelligence de l’œuvre : Spartacus est avant tout un esclave qui possède des sens un peu plus développés que les autres, c'est tout. C'est aussi un être humain dans la veine des « personnes ayant un vrai cœur d'or », mais qui ne se révèle pas naïf ou utile en tant que curateur. Il a été façonné et éreinté par une vie extrêmement difficile. Son enfance et son adolescence ont étés noyées par la souffrance d'un travail pénible et ingrat, ce qui a contribué à forger un caractère plus déterminé, plus actif qui lui donne l'opportunité de jouer un rôle parmi les siens. Si c'est lui qui déclenche la révolte, c'est parce que les dernières épreuves qu'il a subies, notamment un combat dans l'arène qui est un pur morceau de bravoure (précédé d'une attente qui me semble reprise par monsieur George Lucas dans la Menace Fantôme soit dit au passage, en mille fois moins bien), l'ont fatiguées et aigris. Il a découvert la veille la cruauté des puissants étalées dans toute sa luxure, à travers un instant d'un tragique sublime, avec le sang vermeil giclant sur la face de Crassius. Le départ de Varinia est rendu plus douloureux par la moquerie ignoble et gratuite de l'entraîneur Marcellus, et c'est la goutte qui fait déborder le vase. Lorsqu'il lui saute à la gorge, cela n'a rien d'un acte prémédité dans le but d'aboutir à une délivrance par l'évasion, non, c'est une manifestation de colère, purement humaine. Plus tard dans le film, on en apprendra davantage sur Spartacus : il ne sait rien, ce qui ne l'empêche pas d'être épanoui devant des phénomènes de la nature qu'il admire, devant le talent d'autres hommes (d'où l'amitié qu'il lie avec Antoninus, le chanteur-poète). Son efficacité aux armes est due à l'entraînement qui, malgré les conditions dégradantes de ce dernier, lui a fait saisir la notion de l'art du combat, mais notons qu'elle n'est en aucun cas outrancièrement supérieure à celle des autres gladiateurs. Lors de la bataille finale, il se défendra comme un lion avant de tomber, mais ne sera pas le dernier en lice tel les héros classiques. D'ailleurs, la nuit qui précédera le combat, il se confiera à sa femme sur sa peur du lendemain, allant même jusqu'à pleurer, preuve incontournable de son humanité sincère et brave, capable d'héroïsme, et réfutant l'image du héros sans failles. J'en arrive enfin à Laurence Olivier, qui incarne une sorte de double de Spartacus avec Crassus, sénateur romain honnête et respectant la vie romaine telle qu'on lui a apprit, tout en étant doué d'une intelligence redoutable. C'est un Spartacus noble, élevé de telle façon que son caractère a été habitué à exercer du pouvoir, à déverser l'injustice qui pour lui correspond à l'ordre des choses. Bon nombres de scènes révèlent que sous leurs actes opposés moralement, ces derniers sont similaires en absolu : le discours visant à motiver les troupes, une fixation sur la cité de Rome, une peur tenace ayant différents objets mais s'exprimant de façon identique (chacun d'eux cherche à se confier à une femme qu'il aime). Le héros ici passe inaperçu jusqu'à ce qu'il prenne un peu d'ampleur à la fin, en guise de clin d’œil historique : il s'agit de Caïus Julius Caesar, presque un archétype dans sa présentation. Il est d'ailleurs sous la coupe de Gracchus, du moins dans un premier temps, homme en apparence physique molle explicitant volontairement le cliché du gras bourgeois romain repoussant, qui montre un caractère hypocrite et manipulateur à peine caché sous un dehors d'homme bon et généreux. Mais au fur et à mesure on se rend compte que sa manière de voir les choses qui paraît dénuée de morale comparé à la justice et à l'honneur implacable de Crassus, aurait pu permettre aux esclaves libérés de prendre le large, et aurait évité toutes les atrocités commises. La décadence de Rome se serait alors poursuivi, mais le film nous fait comprendre que cette couche d'ordure qui recouvre les hommes tels que Gracchus et son pendant Batius n'est que leur mode de combativité à eux, et qu'elle reste relativement superficielle. J'en arrive enfin à la confrontation inévitables entre les deux protagonistes, si éloignés par leurs origines, leur éducation et toute l'influence extérieure qu'ils ont subit, mais si proche dans leur personnalité intérieure. Celle-ci commence en grande pompe avec la marche sur Rome. C'est une vrai leçon de vrai cinéma épique que cette bataille : une attente soignée au maximum avec un déploiement de troupe impressionnant, (on peut aisément repérer une source d'inspiration pour la mise en scène des plus célèbres assauts du Seigneur des Anneaux). Les effets spéciaux paraissent naturels, tels ces magnifiques rondins enflammés qui font office de vigoureuse entrée en la matière. Le carnage qui en découle compose un tableau de peintre stupéfiant, les morts étendus dans leur fluide vital à perte de vue construisent les plans les plus esthétiquement réussis du film. J'en profite pour signaler la présence de violence plutôt crue : on voit Marcellus l'entraîneur mourir noyé dans de l'eau bouillante, quelques éclaboussures gore, et un suicide suggéré qui fait froid dans le dos, ce qui m'avait soufflé à ma première vision du film, au collège...A partir de ce déchaînement guerrier toutes les scènes sont marquantes, en particulier l’ultime duel dans une arène improvisée, qui se termine par un échange poignant, mais qui n'est encore rien face aux derniers instants de Spartacus crucifié. On est alors au bord des larmes, à la fois conquis par la beauté, la tristesse et la grandeur de ce péplum incroyable qui constitue l'apogée de son genre.