Johnny Depp et Helena Bonham Carter dans une comédie noire mâtinée de rouge (sang), où les monstres jaillissent de la vie quotidienne : "Tim Burton est-il capable de se renouveler ?" se demanderont les sceptiques. Franchement "Sweeney Todd" pourrait pourtant bien réconcilier fans de la première, de la deuxième, et de la douzième heure : en travaillant ses thématiques traditionnelles par le biais d’un jeu subtil avec le genre de la comédie musicale, nouveau dans sa filmographie, le cinéaste signe à la fois un film 100% burtonien et diablement innovant. Entrez avec lui dans le musée des horreurs. L’univers de Sweeney Todd est en effet on ne peut plus burtonien : dans
les ruelles obscures du Londres glauque et noir de suie de la Révolution industrielle, la légende raconte qu’un barbier, épris de vengeance contre la société qui le condamna injustement à quinze ans de bagne, égorgeait ses clients puis, avec l’aide d’une boulangère complice, en faisait des tourtes de viande fraîche
… Déjà central dans l’onirique "Sleepy Hollow", l’imaginaire britannique, épris d’histoires sordides et monstrueuses, fait merveille avec "Sweeney Todd" : dans un style à la fois ultra réaliste et empruntant au cinéma d’animation, Tim Burton se repaît des visions infernales d’une ville où les couleurs tiennent du grisâtre, où le noir et blanc prennent des allures fantomatiques, où les passants ne sont plus que d’hideuses silhouettes, où le ciel enfin est recouvert de la fumée crachée par les tours des usines… Il fut pourtant un temps où la capitale anglaise arborait des couleurs gaies et pastels : c’était le temps
du bonheur pour le barbier Sweeney Todd, alias Benjamin Barker, un temps où il était trop naïf pour s’apercevoir que sa belle épouse aux cheveux d’or était convoitée par un autre, plus puissant que lui. La noirceur du Londres dans lequel Sweeney refait surface après son bannissement est alors autant liée à la noirceur de l’âme du personnage que le rose de sa jeunesse était liée à sa crédulité de jeune amoureux. Sweeney Todd est habité par sa vengeance, qui lui fait voir les choses comme il voudrait qu’elles soient : laides et indignes de sa pitié. Le personnage, armé de ses rasoirs vengeurs (véritable prolongement de ses bras, tels des mains artificielles), tient de l’anti-Edward aux mains d’argent : quand le monstre fabriqué de toutes pièces faisait preuve d’humanité, Sweeney, lui, a perdu ce qu’il lui restait d’humain
. Chez Tim Burton, évidemment, cela ne fait pas de lui un instrument du mal, mais un être digne de pitié : aveuglé
par sa folie vengeresse, Sweeney ne se rend pas compte qu’il est finalement responsable de la perte des êtres qui lui sont chers, et le magnifique et sanglant tableau final le transforme en martyr paradoxal, baignant dans le sang de ses victimes et de son amoralité
. Si Sweeney Todd est un héros typiquement burtonien (doit-on pour autant reprocher au cinéaste de céder à la "facilité" de l’univers qu’il a lui-même créé ?), Tim Burton n’en continue pas moins d’innover. Ici, c’est le genre de la comédie musicale, a priori naïf et heureux, qui en prend pour son grade : les codes en sont totalement pervertis, dans une volonté cynique bourrée d’humour noir. Ainsi Helena Bonham Carter, alias Mrs Lovett, chante-t-elle
sa fierté de préparer les "pires tourtes de Londres" tout en écrasant des cafards sur son plan de travail; plus loin, Sweeney et sa compagne de crime préparent leur plan diabolique en énumérant les différentes professions de leurs victimes potentielles et en clamant que cette fois, ce sont "les gens d’en haut qui serviront les gens d’en bas"
. Représentant pour plus de trois quarts du film, les chansons en sont le grand morceau de bravoure, mis en valeur par le dynamisme de la mise en scène, où le tempo est rythmé par une gestuelle afférente, comme
les coups du rasoir tranchant la gorge des clients de Sweeney, puis le corps de ceux-ci s’affalant lourdement dans la pièce du four à viande, ou les chocs du rouleau à pâtisserie de Mrs Lovett, tombant sur la table comme autant de pulsations d’un métronome
. Preuve paradoxale que Tim Burton a fait sienne de la comédie musicale, les scènes plus faiblardes du film, dont on peut raisonnablement penser qu’elles n’ont pas intéressé le cinéaste, sont laissées à leur mièvrerie :
l’amour pur de la fille de Sweeney Todd, adolescente blonde et barbante, pour un jeune matelot, tout aussi blond et barbant, sont de celles dont on se débarrasse au plus vite
. Si les premières minutes du film font office de prélude où Tim Burton prend le temps de mettre en place son récit, la deuxième partie est une course folle vers l’emballement final, où tout est prétexte à alimenter le crescendo ininterrompu de l’opéra morbide. La tragédie couve, évidemment : quand
Mrs Lovett révèle sa vision du bonheur à Sweeney Todd, qu’elle aime en secret, celui-ci conserve l’apparence sinistre et cadavérique du début, alors même que le décor se vivifie de couleurs éclatantes (magnifique séquence) : Sweeney est mort depuis longtemps, et insensible à l’attrait quelconque de la vie
. Johnny Depp, l’acteur le plus caméléon que le cinéma ait porté, impose de nouveau une performance incroyable : méconnaissable, il incarne Sweeney Todd au point de disparaître totalement derrière le rôle, laissant tout glamour hollywoodien au vestiaire. Tim Burton, quoi qu’en pensent les sceptiques, n’a donc pas fini de nous surprendre. Avec ce "Sweeney Todd" tout en finesse et ricanements, le cinéaste vocalise sur son talent inimitable à mettre en scène l’oxymore qui caractérise son univers : la "belle horreur". Jamais l’enlacement de
deux cadavres aux gorges tranchées
ne nous avait paru aussi romantique. Un pur bijou du cinéma de Tim Burton