Plus que tout autre réalisateur, Tim Burton refait chaque fois le même film avec une capacité toujours étonnante à se renouveler. Chaque scène, presque chaque plan peut passer pour une citation d'un de ses films précédents, et même des plus anciens, puisque dans son premier court métrage, le narrateur (Vincent Price) parlait de "trouver des proies faciles dans le brouillard londonien", et que le salon de Sweeney évoque le grenier de "Beetlejuice" et celui du château d'"Edward aux Mains d'Argent". Le travelling d'ouverture nous montre des engrenages sanguinolents, réminiscence de la machine qui fabriqua Edward, et il se termine sur un fleuve de sang, réplique de la rivière de chocolat de Willy Wonka.
On retrouve aussi la photographie sépia de "Sleepy Hollow", poussée à un tel contraste qu'on s'approche du noir et blanc des premiers courts ou de "Ed Wood", où seul ressort le rouge écarlate de l'hémoglobine, et avec comme distrayante exception le rêve colorisé de vacances familiales de Mrs Lovett en baigneuse pimpante aux côté de M. Todd en estivant dépressif.
En ce qui concerne l'histoire, on comprend ce qui a attiré Tim Burton dans cette comédie musicale de Stephen Sondheim, inspirée d'une légende reprise par Dickens dans Un Conte des deux Villes : des personnages comme la jeune fille innocente ou l'assassin mélancolique, des mécaniques macabres et surtout une ambiance sombre et poisseuse. Il s'agit d'un conte pour adultes misanthropes, avec un ogre métaphorique qui prône la revanche sociale anthropophage et une marâtre aux aspirations petites-bourgeoises.
Pourtant, rarement Tim Burton avait été aussi loin dans la noirceur, et si Johnny Depp a déjà joué pour lui la créature rejetée, le réalisateur raté, le détective trouillard ou le magnat mégalomane, là il incarne un personnage qui entraîne tout d'abord le spectateur dans une certaine sympathie devant l'injustice dont il a été victime, mais qui en préférant la vengeance à la possibilité du bonheur, devient le personnage démoniaque évoqué dans le titre.
Johnny Depp campe ce Gilles de Rais londonien avec une aisance qui accroit le malaise, coiffé comme Robert Smith qui se serait fait des mèches chez Cruella. Il est accompagné par un casting sorti de l'Allée des Embrumes, puisqu'on retrouve Bellatrix Lestrange, Rogue et Pettigrew. Helena Bohnam Carter apporte un contrepoint gouailleur à son lugubre compagnon, Alan Rickman extrait une nouvelle fois la quintessence du salop, Sacha Cohen Baron ("Borat") incarne un barbier pseudo-italien à mi-chemin entre John Galliano et Chris Tucker dans "Le Cinquième Elément", et la jeune Jayne Wisener qui joue Johanna présente une ressemblance trop frappante avec Vanessa Paradis pour que ce ne soit qu'un hasard.
La musique pompière de Sondheim ne vaut pas les carillons entêtants de Danny Elfman, mais elle était forcément comprise dans le package, et certains airs ralentissent le rythme, surtout dans la première partie. Heureusement, la mise en scène de Tim Burton et le jeu de ses acteurs-chanteurs parviennent à insuffler un tempo qui s'accélère sans cesse jusqu'au paroxysme final. Dans ce film, il y a toujours un filtre pour brouiller la netteté de la vision : le verre dépoli d'une fenêtre, le kaleidoscope d'un miroir brisé, les contours du trou par lequel le juge voyeur espionne sa prisonnière, et même la fumée des cheminées de Mrs Lovett, traversée par la caméra dans un de ses vertigineux travelings arrière. Cette absence de netteté, doublée d'une très faible profondeur de champ semble faire écho à la focalisation unique du barbier sur sa vengance, qui l'empêchera de reconnaître à qui il tranche la gorge.
Signalons que même si on sait qu'on est au Grand Guignol, aucun détail de l'oeuvre des rasoirs de M. Todd ne nous est épargné et qu'il faut par moment avoir le coeur bien accroché. Mais "Sweeney Todd" est incontestablement un bon Burton, mélange d'humour macabre et de romantisme gothique, et qui ajoute la comédie musicale à la longue liste des genres essayés par un des réalisateurs les plus créatifs d'Hollywood.
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