La vision de « Swamp Water » (L’étang tragique) montre a quel point Zanuck s’est trompé en recrutant Renoir, pour faire un film à la gloire de la France résistante, face aux nazis, le tout filmé en studio. Après « Grape of Wrath », pour lequel il avait prétexté un reportage sur l’agriculture américaine, il avait besoin d’afficher un côté nationaliste pour lever les soupçons de « leftist » qui se répandaient à travers les Etats Unis. A la place, notre cinéaste national livre un film sur un petit village de Géorgie, tourné en extérieur, dont la trame et la mise en scène n’auraient pas été reniées par John Ford (que Zanuck avait déjà en stock). Le grand producteur ne le pardonna jamais, ne ratant pas une occasion pour démolir le film, si bien qu’encore aujourd’hui la critique reste partagée aux USA. En France aussi, mais par ce qu’il s’agit d’un film Hollywoodien. En y regardant de plus près, la qualité des scènes tournées en extérieur est remarquable, le réalisateur de « Partie de campagne » y apporte une fois de plus un ton apaisé, malgré les dangers inhérents à la nature sauvage. De même, sa manière inimitable de filmer les fleuves apportent un surcroit de réalisme, mais toujours naturaliste et poétique. Sa direction d’acteur offre à Walter Brennan son plus grand rôle au cinéma. Remarquable également, les trois rôles féminins, tous très travaillés, avec une sensualité évidente dans les scènes de Ben avec chacune de ses deux amoureuses. Le reste du casting est excellent avec une mention pour le massif Ward Bond et l’inquiétant John Carradine. Seule réserve, Dana Andrews est trop vieux pour jouer un jeune homme tout juste sorti de l’adolescence. Les personnages comme les situations font état de dignité, jusqu’à parfois nouer la gorge des spectateurs. Le grand moment du film est l’arrivée de Julie (Anne Baxter, la future Eve de Manckiewicz, craquante de fraicheur et de spontanéité) pour son premier bal. Dans cette scène, Renoir, après la règle du jeu » confirme d’un seul coup que sa place est bien à côté de John Ford dans le panthéon des cinéastes, c’est à dire tout en haut. Les grincheux feront remarquer que Dudley Nichols, fidèle collaborateur du maître irlandais est au scénario. Mais Nichols a aussi travaillé pour René Clair. Sans résultats notoires. Quant à la comparaison avec John Ford, ils ont le même horizon naturaliste, le même sens de la dignité de par leur amour des êtres humains et leur fraternité et le même bonheur de filmer, drame ou pas, ce qui rend, pour l’un comme pour l’autre, leur style inimitable. Jean Renoir nous offre le tour de force de réaliser un film hollywoodien, sans renier ses qualités premières de cinéaste, car, sans se laisser impressionner, Renoir nous livre du Renoir. Et c’est très bien.