Steven Soderbergh a le grand privilège (même s'il ne le sait pas) d'être le premier réalisateur à avoir eu quatre fois les honneurs des Critiques Clunysiennes, et il y a de fortes chances qu'il porte le record à cinq d'ici trois semaines. C'est dire que c'est un cinéaste prolixe, et le rappel des quatre titres ("Bubble", "Ocean Thirteen", "The good German" et "Che") suffit à illustrer son éclectisme.
Devant la première partie de son diptyque consacré au Che, la critique est assez partagée, notamment celle de gauche : L'Humanité trouve qu'il "n’en finit pas de nous ennuyer", Libé pense qu"on n'en sait guère plus sur le héros que si le cinéaste avait filmé une statue en plan fixe", alors que Jacques Morice dans Télérama estime que " Le film pourrait durer des jours, on ne le sentirait pas, heureux d'être ainsi enrôlés." La plupart des critiques défavorables insistent sur la fragmentation de la narration qui rend l'histoire incompréhensible, sur l'absence de dimension idéologique qui réduit le récit à une suite d'affrontements, et sur la perfection "ripolinée" et "kitscho-sovietique" (dixit René Solis dans Libé) de la reconstitution.
Ces remarques ne sont pas complétement fausses, mais elles ne suffisent pas à mes yeux à justifier un rejet du film de Soderbergh. Au contraire, elles expliquent l'intérêt de sa démarche, si loin du biopic hollywoodien à la mode : la principale source d'inspiration du scénario a été le récit du Che lui-même. J'ai donc exhumé du fin fond de ma bibliothèque "Souvenirs de la guerre révolutionnaire", Maspéro, 1967, préface de Robert Merle. Même si Soberbergh a forcément fait de nombreuses coupes, il a puisé dans les écrits de Guevara de nombreux détails : la mort d'Eligio Mendoza, traversé par une balle à El Uvero, juste après avoir proclamé que son image sainte le protégeait, les dernières volontés d'El Chino demandant un prêtre avant d'être fusillé par les guerilleros ou la photo devant le drapeau du M-26-9 souhaitant la bonne année 1958.
Oui, la narration est complexe, basée sur un montage parallèle entre les images en noir et blanc de la visite du Che à New York en décembre 1964 pour y prononcer un discours à l'ONU, des images d'archives sur les années qui ont précédé le débarquement de Las Coloradas et le récit chronologique, mais ponctué d'ellipses, depuis le débarquement jusqu'à la victoire de Las Villas. Elle insiste plus sur des personnages (Camillo Cienfuegos, Roberto Rodriguez "el Vaqueirito" ou Ciro Redondo), sur la quotidienneté de la guérilla, faite de marches épuisantes, de coups de gueules et de crises de rire, des contraintes de l'intendance et du recrutement, que sur une volonté didactique d'expliquer les enjeux politiques et tactiques.
Ce souci de partir du détail pour illustrer un tout se manifeste dans la façon de filmer ; Soderbergh part souvent du très gros plan (un cendrier plein pour annoncer une réunion politique, des rangers au ras du sol pour illustrer la difficulté de la progression) avant de le situer dans un plan d'ensemble. Quand le Che passe un savon à son lieutenant Joël Iglesias coupable d'avoir oublié de relever ses hommes, la caméra ne montre que ce dernier, coupant la tête du Commandante.
Certaines scènes ne se trouvent pas dans les écrits du Che, comme la prise d'un poste batistain où on le voit tirer un coup au but avec son bazooka, alors que quand il évoque cette arme, c'est pour souligner qu'ils n'avaient pas de munitions, ou la rencontre, réelle celle-là, avec celle qui allait devenir sa femme, Aleida March jouée ici par Catalina Sandino Moreno ("Maria, pleine de grâce"). A l'inverse, Soderbergh a choisi de faire des ellipses dans un récit déjà long : ainsi, on retrouve Guevara en train de se faire plâtrer le coude, et on apprend quelques instants plus tard que c'est parce qu'il a voulu faire "le malin sur les toits". Ce choix du morcellement et de l'élasticité de la narration empêche l'ennui qu'aurait suscité une linéarité chronologique.
De ce puzzle émerge un Che Guevara assez proche de ce qu'en ont rapporté les témoins : perpétuellement soucieux de la valeur de l'exemple jusqu'à en devenir injuste et méprisant, convaincu de la force de l'action politique conjointe à l'action militaire (deux conditions pour rejoindre ses troupes : amener son fusil et savoir lire et écrire ; quand un de ses hommes s'effondre après une marche forcée, la seule injonction du Che suffit à le relever pour faire ses devois de maths), son mélange d'humanité et d'intransigeance. Benicio Del Toro, couronné à Cannes pour ce rôle, donne vie avec subtilité à la complexité de celui qui n'était pour beaucoup qu'un poster dans une chambre d'ado ou une icone sur un t-shirt.
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