"Fontane - Effi Briest, ou un grand nombre de gens ont une idée de leurs propres possibilités ou besoins, pourtant admettent par leurs actes le système dominant et ainsi le renforcent et l'entérinent de bout en bout".
Tel est le titre long et complexe qu'a donné Fassbinder à son treizième long métrage en 1974.
Il s'agissait tout d'abord pour le grand cinéaste allemand d'insister sur le fait que ce film est une adaptation fidèle d'un des plus grand roman allemand. Effi Briest (1894) tient la même place en Allemagne que Anna Karénine (1877) en Russie, Middlemarch (1871) en Angleterre ) : ce sont des aventures de femmes au XIXème qui illustrent leurs aspirations et les contraintes sociales qui s'exerce sur elles ; ainsi elles constituent une critique corrosive de la société de leur temps.
Effi Von Briest épouse à 17 ans le Baron Innsteten, 38 ans, préfet de Kessin, qui fut amoureux de sa mère 20 ans avant. La jolie Effi garde toujours un pied dans le jardin d'enfants: même si elle donne naissance à Annie douze mois après son mariage, elle garde ses peurs enfantines. Peur des fantômes qui hantent la maison d'Innsteten, peur de la solitude du petit port Kessin sur la Baltique. Le vieux pharmacien Gieshübler de Kessin la distrait, mais surtout le commandant Crampas, camarade et contemporain d'In ilnsteten va la courtiser. On ne peut pas dévoiler la suite, mais elle est terrible.
Il s'agit d'un livre subtil, dramatique et tendre où l'auteur ne prend pas partie. Ce recul, cette objectivité de l'auteur, permet, autorise, incite même une interprétation critique des personnages, critique sociale s'entend, ce dont Fassbinder ne se prive évidemment pas comme le montre son épigraphe anarchiste: les grandes aspirations, si elles ne débouchent pas sur une action politique, ne font que renforcer l'évolution historique. Grande leçon
Ayant dit ça en introduction, Fassbinder, avec son intuition de génie, adopte respecte totalement et admirablement le texte de Fontane, en produisant un récit parfaitement classique : lui qui peut être totalement baroque garde ici une réserve catégorique et suit un plan rigoureux. Fassbinder a expliqué plusieurs fois que dans son film, la littérature dominait l’image En une construction ascétique, ildécoupe le récit en douze chapitres qui commencent chacun par un carton présentant un sentiment d’Effi sur la situation, un dialogue se déroule, souvent plus porteur de commentaire que d’action, les plans intérieurs sont très élaborés (profondeur de champ, miroirs, tentures, hors-champs etc.) et soulignent le cadre ; la lumière extérieure est mise en scène avec somptuosité en noir-et-blanc par les très grands photographes et cadreurs Jürgen Jürges et Dietrich Lohmann, sans craindre de rappeler les peintures de l’époque. Dans les extérieurs on pense beaucoup à Bergman. Souvent l’image précède le récite, annonçant ce qui va se passer et accentuant encore le décalage entre le texte et les faits que l’ont voit. Ensuite, Fassbinder place de grandes ellipses et le narrateur lit une partie du texte de Fontane de manière à ce qu’on sache ce qui n’a pas été vu (la naissance d’Annie, le retour d’Innsteten de Berlin, la rencontre avec une nouvelle servante, le choix d’un appartement à Berlin etc.). Le narrateur c’est Fassbinder et le texte merveilleux de Fontane est lu avec un grand romanesque qui convient parfaitement à son style ample, sobre et précis . Puis vient un fondu au blanc avant l’encart suivant, en écriture gothique mais clairement lisible.
Fassbinder tend donc à ne pas trop compresser l’intrigue et à lui laisser sa souplesse, son développement progressif malgré les quelques 8 ans à peine que dure l’histoire, permettant au spectateur -comme au lecteur de Fontane- de tout peser avec précision. Comme dans les grandes œuvres, nous sommes seuls en face de nous-mêmes pour répondre aux questions de la narration. Un seul indice nous aide, les visages de la troupe Fassbinder, plus extraordinaire et homogène encore que dans tous les autres films du premier au dernier rôle : Hanna Schygulla paraît bien 17 ans en Effi Briest. Schygulla est merveilleuse et a-t-elle été plus belle qu’ici en 74 ? Lilo Pempeit, la mère de Fassbinder souvent présente dans ses films, incarne Louise von Briest mère d’Effi et on comprend qu’elle n’a besoin de rien pour présenter l’idéal maternel, Irm Herman est une servante amoureuse d’Innsteten et comme elle paraît naturellement sévère elle n’a rien à faire que paraître, Ursula Strätz au contraire, un peu enveloppée, joue avec le même naturel une autre servante, catholique, tourmentée et extravertie ; Hark Böhm a un physique assez rigolo qui va bien avec le pharmacien ; le très beau Ulli Lommel est parfait en major amoureux d’Effi, jusqu’à la « Jane Mansfiel » du cinéma allemand, Barbara Valentin qui est très bien comme une cantatrice farfelue qui tombe du ciel dans le petit monde étriqué de Kessin.
Voici donc un film incomparable, chef d’œuvre parmi les chefs d’œuvre, film renfermé et farouche qui nous emporte comme un Bresson, un Pialat ou un Bergman, solide comme une saga mais fragile comme dune novella de Colette, un film qui nous parle d’un autre temps mais aussi, comme Le Guépard, nous parle d’abord de nous même.