Dans les années 60, Gabin, Ventura, Belmondo et Delon sont les quatre monstres sacrés issus de trois générations différentes qui font la pluie et le beau temps au sein du cinéma français. Ils sont régulièrement associés sous la houlette des réalisateurs qu'ils affectionnent (Becker, Decoin, Verneuil). Alain Delon et Lino Ventura seront les derniers à partager l'affiche. Ce sera pour "Les aventuriers", film devenu mythique dont l'aspect poétique et idéaliste ressort un peu plus après chaque vision. Alain Delon bien décidé à profiter de sa fulgurante ascension est allé tenter sa chance à Hollywood. Malgré le succès des "Centurions" de Mark Robson, l'acteur se rend à l'évidence que le système de production américain n'est pas celui où son style de jeu très identifiable sera le mieux à même de s'épanouir. Quand on lui propose une association avec Ventura et Robert Enrico qui viennent de tourner ensemble "Les Grandes gueules" (1965), il est immédiatement séduit. Mais prudent quant aux conditions de son retour en France après deux ans d'absence il mettra plusieurs semaines avant de se décider, ergotant sur le scénario et tentant d'imposer pour le rôle féminin sa femme Nathalie. Tout finira par rentrer dans l'ordre même si quelques tensions viendront émailler le tournage. José Giovanni ex repris de justice est à l'écriture du scénario. Il est bien connu de Ventura et d'Enrico pour avoir écrit le scénario du "Deuxième souffle" de Melville et surtout celui des "Grandes gueules" où les trois hommes ont été réunis. C'est justement un roman de Giovanni qui sert de base à cet hymne aux derniers espaces de liberté que tente de rogner un consumérisme pas encore complètement dominateur mais déjà très conquérant. C'est d'ailleurs dans une casse automobile située sur un vaste terrain vague de la banlieue parisienne menacé par les tours HLM que nos trois héros se rencontrent. Trois destins qui se cherchent une voie en dehors du chemin tout tracé que leur indique une société où la marginalité est de moins en moins acceptée. La première partie que certains pourront sans être démentis juger pittoresque à l'excès, s'attendrit sur les tentatives un peu naïves de ces grands enfants qui ont fait leur précepte des paroles de la chanson ("L'enfance") où nostalgique, le poète Jacques Brel expliquait à propos de l'enfance qu'il appartenait à chacun d'en quitter ou non le magique territoire. C'est ainsi que Manu (Alain Delon) tente de passer avec son coucou sous l'Arc de Triomphe, que Roland (Lino Ventura) espère battre le record du monde de vitesse terrestre avec son dragster et que Laetitia (Joanna Shimkus) sculpte des compositions improbables à partir de carcasses de voitures. Par ses portraits certes improbables mais fort séduisants, Enrico nous amène à entrevoir une réelle amitié entre deux hommes et une très jolie femme dénuée de toute rivalité sexuelle. Poursuivant sa chimère, Enrico empêchera le plus longtemps possible ses trois personnages de laisser parler leurs sentiments intimes, certains tout comme eux que le pacte vertueux serait ainsi rompu. L'utopie risquant de s'installer dans la routine, le scénario de manière un peu téléphonée et sans doute maladroite amène ses "trois conquérants de l'inutile" au bord de la rupture pour leur permettre d'enfin larguer les amarres et de s'embarquer sur les côtes d'Afrique à la recherche d'un trésor enfoui au fond de l'Atlantique. Là encore retour enchanteur à l'enfance où tout est possible, symbolisé par une scène drolatique et galvanisante où les trois joyeux lurons encore dans leur hangar d'Île de France entreprennent une danse effrénée sur les rythmes africains, les capots et portes de voitures cabossées leur servant de tam-tam. Sur le ponton du rafiot loué pour cette recherche d'une aiguille dans une botte de foin, la réalité va surgir brutalement avec l'arrivée du pilote joué par Serge Reggiani qui va faire basculer le récit du picaresque au tragique.
On entre alors dans un film d'aventure plus classique comme le promettait le titre du film mais pour autant jamais les auteurs ne sacrifieront cette amitié fantasmée qui accompagnera les trois héros jusque dans la mort
. Les rêves sont faits pour être vécus sans réserve et jusqu'au bout semble nous suggérer Enrico, Giovanni et Pelegri même s'il ne faut pas perdre de vue que le prix peut quelquefois en être très élevé. Une équation qui semble aujourd'hui être perdue de vue, la dictature du risque zéro s'étant emparé aussi de ce que l'on tente encore de nommer l'aventure. Superbement accueilli à sa sortie, le film de Robert Enrico a aujourd'hui valeur de témoignage sur une époque qui tentait encore de retenir une part du rêve d'une vie sans contrainte désormais devenue quasiment impossible, la moindre avanie ou prouesse se retrouvant instantanément sur les réseaux sociaux. La dimension poétique et naïve imprimée par Enrico épaulé par le grand chef opérateur Jean Boffety et le compositeur François de Roubaix contribue sans aucun doute à l'aura intacte du film et à l'intemporalité de son message. Les acteurs sont bien sûr magnifiques notamment Joanna Shimkus étrange croisement entre Jane Birkin, Anna Karina et Marianne Faithfull mais aussi le jeune Jean Trognon, acteur amateur qui incarne avec une candeur touchante le cousin de Laetitia qui à travers son regard d'enfant émerveillé devant les deux baroudeurs venus du Congo synthétise presque à lui seul le propos d'Enrico. Si un film comme "Les aventuriers" ne peut plus voir le jour dans la production française actuelle, il n'est pas interdit et même plutôt conseilé de le revoir de temps à autre pour prendre le large et visiter le Fort Boyard encore vierge avec Lino Ventura comme guide plutôt qu'avec le père Fouras.