A la fois Palme d'Or et Prix de la mise en scène du festival de Cannes 2003, Elephant était un petit événement. Il faut dire que Gus Van Sant y relève le défi osé de regarder l'inénarrable avec le pinceau d'un artiste et non les lunettes carrées d'un moralisateur. En effet, il filme (sans jamais le préciser) la tuerie de Colombine, qui avait ébranlé les Etats-Unis, sans prétention philosophique, analytique ou psychologique. Ce qu'il instille à Elephant, c'est une forme de poésie suspendue, conjuguée à un regard compatissant (mais jamais pleurnichard) sur les adolescents disparus ce jour-là. Ce qui ressort de cet essai, c'est surtout la sensation qu'il n' y a rien à comprendre, et que bien qu'il ne puisse expliquer pourquoi cela s'est passé et comment faire en sorte que cela ne se passe plus, Van Sant propose son film comme un baume, un onguent à appliquer sur une brûlure à vif. Elephant est une main tendue, qui tire sa mélancolie de sa gestion du temps, qui emprisonne les victimes dans une bulle spatio-temporelle sans cesse répétée alors qu'on a au contraire le loisir de suivre les tueurs dans leur préparation de l'événement. Par sa multiplication des regards sur une même scène, Van Sant montre toute la pluralité des vies humaines, qui n'en seront pas moins égales face au drame à venir. Mais s'il répète aussi ces moments de vie a priori anodins, c'est sans doute aussi une manière déchirante de signifier la mort, cette fin brutale contre laquelle ne se dressent plus que quelques souvenirs derrière lesquels on se cache, des souvenirs anecdotiques peut-être, mais tout ce qui demeure, justement. Au-delà de ça Elephant donne l'impression qu'il n'y a aucun rempart pour nous abriter de la folie qui l'irrigue, pas même la beauté de Beethoven et de sa Sonate au clair de Lune, corrompue par les mains du tueur, si tant est que le regard porté par Van Sant sur le meurtrier soit vraiment condamnatoire. Dans ce lycée aux couloirs si longs et si nombreux, il en va comme dans la vie ; pour la mort ubiquitaire, nous sommes des cibles si faciles. Et rien, parmi les artifices que l'Homme met désespérément en place pour simuler une victoire sur le temps (un appareil photo, les siècles traversés par une partition de musique...) ne pourra nous préserver de sa venue, peu importe son visage, peu importe ses raisons, si d'ailleurs on peut réellement lui en trouver. Mais voilà, quand tout cela arrive à des adolescents, quand un lieu si vivant (même si cette vie est étrangement et tristement contrariée - les filles superficielles qui refusent de s'alimenter, l'ado mal dans sa peau qui se cache sans cesse du regard des autres...) devient un lieu de mort, cela fait toujours quelque chose de plus. J'aurais sans doute d'ailleurs vraiment adoré ce numéro d'équilibriste, si je n'avais pas vu plus tôt le Polytechnique de Denis Villeneuve, qui reprend à sa sauce l'idée de Van Sant et s'est avéré à mes yeux bien plus lyrique et délicat encore. Mais ça ne change pas le fait que les prix cannois reçus par Elephant me paraissent tout à fait mérités.