La magistrale trilogie de la mort de Gus Van Sant se poursuit avec « Elephant », présenté au festival de Cannes en 2003 où il remporte notamment la Palme d’or. Mon premier visionnage restera à jamais gravé comme l’un des plus marquants parmi tout ce que j’ai pu voir. Cette petite heure et demi de fascination et de vision d’horreur élève le film au rang de chef-d’œuvre qui s’impose comme un des meilleurs films du 21ème siècle. Le titre s’inspire de l’expression « Elephant in the room », ce qui montre que le sujet important et évident doit être traité, puisque chacun peut constater sa gravité mais pourtant aucune mesure n’est prise. Le film aurait également vu le jour grâce au court métrage britannique « Elephant » de Alan Clarke sorti en 1989 qui comprend également une multitude de plans séquences dans un contexte de tueries. Le film montre les derniers instants d’une poignée de lycéens sur le point de succomber aux tirs de deux de leurs camarades. Il dresse le portrait d’une jeunesse prometteuse et diversifiée sous la forme de chapitres les présentant, un peu à la « Ken Park » de Larry Clark sorti un an plus tôt. Les plans séquences soignés, au plus proche des élèves, permettent de se sentir comme un tiers à l’histoire qui suit les personnages et qui partage leur journée. Par ailleurs, le film adopte un concept « puzzle », c’est-à-dire que le spectateur assiste au point de vue d’un personnage, puis d’un autre que l’on a aperçu précédemment dans une scène ou un plan qui les rassemble. Un peu comme pouvait le faire « Snatch » de Guy Ritchie, la narration se présente sous forme de boucles temporelles qui ne donnent une vision globale de l’ensemble des actions des personnages qu’après avoir vu les trois versions qui se rejoignent en une même scène ; le point de rencontre pouvant être par exemple la photo que prend Elias de John dans le couloir, alors que Michelle court dans l’arrière-plan. De plus, l’influence de la musique dans l’œuvre ne doit pas être négligée. En effet, une des scènes les plus importantes du film, si ce n’est la plus importante, est la scène de piano avec Alex : il est incapable de déployer ses sentiments pour proposer sa version personnelle du morceau et dégager une harmonie musicale. La partition est brillamment exécutée mais se trouve vide de sens, délivrant pratiquement une sonorité robotique. Cette scène fait également écho aux passages pleins de légèreté accompagnés par la « sonate au clair de lune » de Beethoven. « Elephant » est un film réaliste et très lucide, qui ne cherche pas à donner une image exagérément funèbre. Les « antagonistes » Alex et Eric ne sont pas présentés comme tels, mais plutôt comme des lycéens parmi d’autres qui ne savent pas comment traverser ces années difficiles. On retrouve d’ailleurs dans les portraits des personnages plusieurs formes de mal-être : Michelle ne se sent pas prête à se dévoiler comme une femme à en devenir puisqu’elle n’apprécie pas son corps, de même que les trois filles qui se font vomir pour ne pas grossir. Ceux qui regrettent la lenteur du film ou l’arrivée tardive de la tuerie n’ont justement pas compris que cette structure était totalement judicieuse. Le film est la construction progressive et réaliste d’une journée banale au lycée, qui se retrouve frappé de plein fouet par une attaque meurtrière revêtue de visages connus. Ce déchainement de violence se caractérise par la ligne prononcée juste avant de lancer l’assaut : « Most importantly, have fun ». L’idée même de transformer cette harmonie collective, dissimulée derrière des faux-semblants, en chaos absolu les remplit de joie : déverser leur haine pour le monde leur donne aspect de sacrifice à leur suicide. La poésie qui se dégage du film entre en opposition direct avec l’indescriptible barbarie de son dénouement, qui vous prend inévitablement aux tripes à la fin du visionnage. Un chef-d’œuvre absolu à voir de toute urgence.