20 Avril 1999 : au « Columbine High School », une fusillade éclate. Deux lycéens, lourdement équipés se livrent à une série d'exécutions sommaires sur leurs camarades et sur le personnel de l'établissement … sans raison apparente. La violence et la gratuité de l'évènement choque le monde entier.
Cependant, dans les temps qui suivent l'évènement, l'émotion laisse place aux questions : pourquoi ? A qui la faute ? On s'interroge, on cherche un (des) coupable(s), on critique (cf. le « Bowling for Columbine » de Micheal Moore, qui offre de - trop ? - nombreuses pistes de réflexion) … Bref, on veut comprendre, et peut être aussi se rassurer …
Avec « Elephant », Gus Van Sant prend toute cette tendance à contrepied, survolant, effleurant, captant (comment trouver un terme exact ?) la vie des véritables protagonistes de l'histoire, les lycéens. Et le choc est bien là, aussi bien émotionnellement que cinématographiquement.
Pourtant, dans un premier temps, le réalisateur semble nous diriger vers quelques explications des « causes » (quel mot affreusement réducteur !) de la catastrophe : mais il ne fait que les frôler, passer un lent mais furtif coup d'oeil dessus, sans jamais les confirmer.
Les deux assassins jouent à des jeux violents et regardent un documentaire sur Hitler : mais ces premiers ne sont pas la « répétition » d'un plan mûrement réfléchi plutôt qu'une source d'inspiration ? Quant à leur réaction face au documentaire, elle est la même que pour tout individu normal ; pour se procurer un uniforme nazi, « il faut être cinglé ».
Éric, l'un des deux garçons, est le souffre-douleur de ses camarades. Mais est-ce bien pour ça qu'il finit par s'en prendre aussi violemment à eux ? Michèle, jeune fille renfermée dans la même situation, n'en est pas arrivée à de telle chose, elle …
En ne privilégiant aucune piste à une autre, Gus Van Sant en arrive à grandement diminué leur importance, si ce n'est de carrément les effacer. Il semble poser un constat terrifiant, mais à la fois terriblement humain : et si ces deux adolescents étaient « normaux » ? Et si … chaque lycée pouvait être victime de ce dysfonctionnement, de ce « bug » qui vient rompre cette morne et mélancolique routine ?
Toute la continuité de cette routine se retrouve dans la sonate « Clair de Lune » de Beethoven, qui vient accompagner le long cheminement d'un étudiant dans les couloirs de l'établissement … ou plutôt la longue errance.
Le cinéaste réussit (encore) un tour de force : dans un lieu de vie (le lycée, pullulement d'âmes heureuses et chagrines et de leurs sentiments), il crée un réel désert humain. Chaque adolescent qui erre dans les couloirs se retrouve confronté à l'absence de contact. Deux ralentis esthétiques et poétiques viennent souligner leur rareté (la fille se tournant vers le jeune homme pour dire qu'il est « trop mignon » et le chien s'élançant vers John) et la cassure qu'ils apportent à un rythme voué à la lenteur de l'errance.
Le film, dans sa construction et sa cohésion temporelle, a une certaine logique mathématique ; les différents personnages et leurs déplacements sont renvoyés au rang de vecteurs, dont les positions respectives et les différentes rencontres se retrouvent dans chaque point de vue. Ces dernières se font par hasard, à l'image d'un modèle pour une photo rencontré aux alentours d'un parc où d'une victime trouvée au détour d'un couloir …
Si l'univers dépeint semble assez vide au niveau des enjeux sentimentaux (impression renforcée par quelques exceptions telles que les deux ralentis cités précédemment ou comme la scène qui donne au film son affiche), il n'en demeure pas moins profondément hanté par les tourments des personnages, visibles dans une expression, dans un regard (Michèle sur le terrain de sport, le visage tourné vers le ciel …) …
« Elephant » ne cherche pas à expliquer le massacre, ni même à trouver une cohérence entre la vie quotidienne du lycée qu'il dépeint et le désastre final. Au-delà même de la simple notion de « ressenti », il veut capter toute une partie de la vie, tout un malaise, des visages humains, avec une pudeur faisant abstraction de toute valeur morale. Filmant les lycéens comme des âmes tourmentées et perdues dans le néant, Gus Van Sant parvient à aller plus loin que la simple prise de conscience ; il transcende. Nous, spectateurs, bouleversés au plus haut point, quittons alors l'incompréhension pour une dimension à la fois morne, belle et instable où la relation « cause/conséquence » n'existe plus. On a l'impression d'avoir vu la vérité sans avoir la moindre idée de comment la décrire.
« Elephant », ou le plus beau film de ce début de siècle.